DANS IRRATIONAL MAN, WOODY ALLEN EMBRASSE EN MODE AUSSI LÉGER QU’INSPIRÉ LES QUESTIONS PHILOSOPHIQUES QUI ONT IRRIGUÉ UNE BONNE PARTIE DE SON OEUVRE, DE CRIMES AND MISDEMEANORS EN MATCH POINT. RENCONTRE ENJOUÉE…

Au même titre que Clint Eastwood, Woody Allen est l’un de ces réalisateurs sur qui le temps ne semble pas avoir de prise. A presque 80 printemps (le 1er décembre prochain), le réalisateur new-yorkais continue ainsi à maintenir un rythme de production annuel. Et si ses films n’ont plus le don de surprendre, ils n’en restent pas moins autant de délicieux moments de cinéma où s’exprime une vision du monde et de la condition humaine qui, pour être éventuellement sans concessions, n’en adopte pas moins des accents réjouissants. Ainsi, aujourd’hui, de Irrational Man, son 45e long métrage (sic!), un film aux contours forcément familiers, revisitant diverses figures de son oeuvre avec un bonheur communicatif.

De l’insécurité comme principe créatif

C’est, du reste, un Woody particulièrement enjoué que l’on retrouve au lendemain de la projection cannoise de son film, comme s’il se faisait fort d’en prolonger l’humeur légère. Ainsi lorsqu’il entreprend d’évoquer Joaquin Phoenix, star de Irrational Man, et acteur notoirement « difficile »: « Juliet Taylor, ma directrice de casting, a suggéré de faire appel à lui, et nous n’avons plus jamais pensé à quelqu’un d’autre. Il a tous les traits du personnage d’Abe Lucas: il est doux et agréable, mais compliqué à un point que vous ne pouvez pas même soupçonner. Vous lui demandez de vous passer le sel, et c’est Hamlet, l’angoisse le submerge! » (rires) Et le cinéaste de joindre le geste à la parole, laissant un instant remonter à la surface son passé de stand-up comedian. « Joaquin constitue un précis de l’insécurité, poursuit-il. Après chaque prise, il a besoin d’être rassuré. C’est un acteur magnifique, mais fort peu à l’aise: il place la barre très haut, et se déteste s’il estime être en-deçà. »

Woody Allen confesse, amusé, combien le malaise de son comédien a failli déteindre sur lui. Et de récuser au passage l’idée voulant qu’un réalisateur avec son expérience se trouve forcément en terrain connu -Parker Posey confiait ainsi combien travailler avec lui était grisant et surprenant, mais aussi intimidant: « Il tourne un film par an depuis plus de 40 ans, avec la compétence que cela suppose. C’est peu dire qu’il est dans son élément. »« Tout l’art consiste à donner l’impression de savoir ce que l’on fait, sourit-il. Ce qui n’est bien sûr pas vrai, parce que tourner un film, comme n’importe quelle forme d’expression artistique, n’a rien d’une science. Pour chaque film, on repart à zéro, sans savoir où l’on va. Cela n’a rien d’exceptionnel: j’ai eu cette conversation avec Ingmar Bergman il y a des années de cela, et il ne disait rien d’autre. Les problèmes posés par un film sont complètement différents de ceux d’un autre. On patauge, et on essaye. Les acteurs se disent toujours qu’ayant réalisé beaucoup de films, et les écrivant moi-même, je sais ce que je fais, mais ce n’est vrai que jusqu’à un certain point. » De l’insécurité comme principe créatif, en somme, un constat dont le réalisateur a fini par s’accommoder, lui qui ne dissimule d’ailleurs pas le plaisir toujours renouvelé qu’il éprouve à tourner: « Il faut bien gagner sa vie, et de tous les jobs imaginables, il ne fait guère de doute que tourner des films soit l’un des plus plaisants. Vous vous retrouvez face à des femmes merveilleuses comme Emma Stone, Scarlett Johansson ou Charlize Theron, et ces autres individus magnifiques avec qui j’ai travaillé au fil des ans. C’est une façon fort agréable de gagner sa vie, mais ce n’est pas pour autant le processus le plus rassurant qui soit. On ne peut jamais se dire: je connais ce job, et je m’en acquitte, cela ne fonctionne pas ainsi. »

Questions sans réponses

Histoire, qui sait, de se rassurer un minimum, Woody Allen arpente des motifs voisins, film après film. « Je n’y pense pas en ces termes, observe-t-il. Quand j’écris, je m’en tiens à l’histoire. C’est comme en psychanalyse: ce n’est qu’avec le recul que l’on peut se dire qu’on a tourné autant de films où intervient la psychanalyse, et autant où un homme plus âgé a une relation avec une femme plus jeune, mais ce n’est nullement intentionnel. » De même qu’il y a une veine magique dans sa filmographie, il en existe donc une autre, philosophique, à laquelle ressort Irrational Man, à l’instar, avant lui, de Love and Death, Crime and Misdemeanors ou, plus récemment, Match Point. Joaquin Phoenix y campe un professeur de philo, esprit brillant et charmeur revenu d’à peu près tout, et notamment de concepts théoriques dont il se plaît à dénoncer la supposée vacuité, en une mécanique souvent drolatique. Woody Allen, pour sa part, ne se fait faute de souligner l’intérêt qu’il a toujours porté à la philosophie, fût-ce par des voies détournées. « La philosophie a toujours constitué une source de plaisir pour moi. Je me suis marié fort jeune, à 20 ans à peine, et ma femme suivait une spécialisation en philo à l’université. Chaque soir, elle ramenait du travail, et j’étais sa victime toute désignée: nous discutions de Descartes, Leibniz ou encore Spinoza, ce que je trouvais fort intéressant. Cela correspond aussi à l’époque où l’on a pu découvrir les films de Bergman à New York. J’ai alors constaté que ce que j’avais lu chez Kierkegaard ou Nietzsche se retrouvait dans son cinéma. J’ai donc commencé à me nourrir de philo, et je n’ai jamais cessé de le faire depuis, par pur plaisir, de la même manière que j’apprécie le jazz ou les tours de magie. Je lis des philosophes, croyant y trouver les réponses à mes questions existentielles, même si ce n’est pas le cas… » (rires)

A défaut, ces interrogations continuent à irriguer son cinéma, pour notre plus grand bonheur de spectateurs. Allen confie ainsi avoir eu l’idée de Irrational Man de la manière la plus simple qui soit, en ayant l’attention attirée par une conversation dans un restaurant. Soit, peu ou prou, les circonstances qui emmèneront Joaquin Phoenix à poser un acte expéditif, naviguant à vue sur sa somme de connaissances pour tenter d’apporter la solution à ses doutes et atermoiements, en une démarche n’ayant de rationnelle que l’apparence. Et la matière, éminemment ludique, d’un film glissant d’un genre à l’autre comme pour mieux ausculter le sens de la vie, sans se départir d’une solide dose d’ironie mais aussi d’auto-dérision, cet art dans lequel Woody Allen est passé maître…

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Cannes

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content