AVANT SES DEUX DATES BELGES DE SEPTEMBRE, TUXEDOMOON ÉVOQUE SON INTERNATIONALE VAGABONDE EMMENÉE PAR LA PAIRE STEVEN BROWN ET BLAINE L. REININGER. DES PAILLETTES FREE DE SAN FRANCISCO AU BRUXELLES ZOMBIE DES ANNÉES 80. ET AU-DELÀ.

« Allo, Steven? »

« (silence) Non, c’est Blaine. »

« Ah merde, je me suis trompé de numéro! Bon on se voit quand, Blaine?(rires) » Ce papier aurait peut-être avorté d’emblée si ce numéro erroné avait été composé il y a disons trente ans. Par exemple en décembre 1983, lorsque Blaine L. Reininger, physique carré, moustache d’Artagnan, multi-instrumentiste et compositeur, claque temporairement la porte du groupe fondé six années auparavant à San Francisco avec Steven Brown, élégance glabre, multi-instrumentiste et compositeur. Mouvant de l’électro baroque au spleen tzigane, des instrus bizarroïdes aux paradis à la Debussy, du post-punk au post-dada, Tuxedomoon et sa vaste discographie éclectique restent à la mesure des sinuosités entre les protagonistes susnommés: « Trente-sept ans après les débuts de Tuxedomoon, on peut dire qu’en scène notamment, il y a toujours une battle entre Steven et Blaine pour la dernière note, cette tension que Steven a définie un jour comme « les étincelles qui créent le feu ». Blaine a toujours voulu devenir une pop-star à la Bowie alors que Steven, qui vient quand même du free theatre de San Francisco (!), a toujours refusé l’option du succès mainstream à tout prix. En concert, Blaine fait volontiers le clown, ce qui irrite profondément Steven qui joue alors au sphinx… Chien et chat donc. » Isabelle Corbisier, qui héberge dans sa maison schaerbeekoise Steven Brown au gré de ses passages européens, est également l’auteure d’un livre en anglais -impressionnant d’érudition et de témoignages- sur le collectif américain(1). Quatre cent soixante pages d’une aventure picaresque qui, en près de quatre décennies, croise le Plan K bruxellois, Béjart, d’abondantes substances illicites, le Parti Communiste italien, les marionnettes d’un chanteur d’origine chinoise et, toujours, la transhumance géographique et musicale. Et en premier lieu celle qui amène Steven Brown en Californie.

Communauté free

Steven: « Je suis arrivé à San Francisco en 1975, tout de suite entraîné dans un milieu artistique assez radical où il y avait aussi pas mal de gays: avec The Angels Of Light, j’habitais une communauté végétarienne dans le 8e district où chacun vivait sur les welfare checks -300 dollars par mois- mis en commun, avec l’idée que tout art doit être libre (sourire). L’argent servait également à produire les spectacles auxquels je contribuais notamment par la musique, même si mon rêve initial était de devenir réalisateur. » Steven Brown (1952) grandit dans une banlieue middle class de Chicago: son père est représentant en produits chimiques et la famille trimballe une attitude cool. Y compris quand junior, passionné de super 8, des Black Panthers et de contre-culture, s’en va filmer des Native Americans qui occupent illégalement un laboratoire et pose ainsi son premier acte « rebelle ». On est en 1968. Le jeune Brown fréquente bientôt plusieurs facs (Western Illinois, Springfield Illinois, Sangamon) et absorbe l’avant-garde qui va de Marcuse et Reich aux idées novatrices de John Cage sur l’espace sonore. C’est aussi l’étrange époque où la sanguinaire révolution culturelle chinoise apparaît comme une purge idéologique moderne. Une autre partie, plus modeste, de l’Amérique, Pueblo, Colorado, est celle de Blaine Leslie Reininger (1953). « J’ai grandi dans un endroit éreinté, vide. Mon milieu était la lower middle class -nés aujourd’hui dans la même couche sociale, on serait pauvres. Toute la communauté semblait travailler pour le gouvernement, dans l’acier ou dans des entrepôts d’armes et de munitions, y compris celles des guerres. » Blaine pratique néanmoins le violon dès l’âge de neuf ans, « il y avait un orchestre universitaire qui essayait d’amener la culture« , Mozart compris. Et prend de plein fouet les Beatles à la télévision: « Quand j’ai vu A Hard Day’s Night, je me suis dit que c’est cela que je voulais faire« , explique Blaine, costume crooner crème, à une terrasse de Saint-Gilles, quelques jours avant le concert de Tuxedomoon au BSF. Au menu: sa vie en Grèce, depuis 1998, ses solos d’acteur-musicien et une eau pétillante garnie de citron. Blaine est abstinent depuis plus de 20 ans, « j’étais un grand alcoolique; aujourd’hui, je ne fume même plus une cigarette« . The times they are a…

Mystère Tong

Blaine: « Quand j’y débarque en février 1976 avec une bourse, San Francisco se reprend après une période morte, l’influence dada/surréaliste y est très présente, notamment dans des groupes comme The Residents que l’on côtoyait. » Au City College, Reininger rencontre Steven dans la classe de musique électronique. Blaine: « On avait l’avantage d’un accès à un synthétiseur, machine rare à l’époque, et lors de l’exercice de fin d’année, j’ai été bluffé par la performance de Steven. » Steven se souvient pareillement de l’apparition de son futur alter ego, « en kimono, devant des films super 8« . La bizarre chimie des rencontres historiques se fait à ce moment-là et embarque le duo dans l’underground san franciscain. Steven: « On était complètement en dehors de la tradition académique, on jouait dans des clubs rock et il arrivait qu’on nous jette des bouteilles. » Blaine: « Notre agent avait touché du fric après avoir eu un accident de voiture sur la route de l’aéroport, quelques milliers de dollars, et c’est comme cela qu’il a commencé le label qui a publié No Tears en 1978. » L’élément exogène qui change le duel initial de Tuxedomoon s’appelle Winston Tong (1951). Américain né dans une famille chinoise immigrée en Californie, Tong est un performeur marionnettiste qui, pour le dire vite, tient davantage de l’underground transversal que de Toone. Il injecte à Tuxedomoon une dose virale de glamour théâtralisé et une posture d’étoile fatale. La biographe Isabelle Corbisier, qui, trois décennies plus tard, pistera Tong à San Francisco pour son livre, analyse le rôle du chanteur: « Winston s’est toujours présenté « à part » de Tuxedomoon, un peu comme si ces derniers formaient son backing band… Le problème de Tong, c’est son ego: il a toujours voulu être une star. S’il est parti précipitamment de Belgique en 1985, laissant le groupe derrière lui, c’est peut-être parce qu’il avait quelques créanciers à oublier. » Ceux-ci ne dealant pas que des produits prescrits par la sécurité sociale.

Katalin Kolosy, Belge aujourd’hui installée dans le Lot, devient leur manager alors que les musiciens américains migrent vers Bruxelles -en octobre 1981- après des séjours plus ou moins fauchés à Londres et Rotterdam. « Quand je leur filais leur per diem, en tournée en Italie, ils disparaissaient dans les petites rues et revenaient avec de la came. Politiquement, ils étaient partis d’Amérique parce qu’ils ne supportaient pas le reaganisme et le conservatisme ambiants. A Ancône, Tuxedomoon avait été invité par une fille liée au Parti Communiste italien et le groupe, au fil du temps, s’est pas mal produit dans des manifestations de gauche et d’extrême gauche. Ils n’en avaient pas grand-chose à foutre je crois et ne tenaient pas une ligne éditoriale forcément très claire: lorsque Béjart leur a demandé d’écrire une musique pour un ballet hommage à Greta Garbo (Divine), ils ont composé dans une veine néo-classique. Ils voulaient tout faire à la fois, tout le temps et peut-être que trop de talent tue le talent. Mais tout cela était accompagné du souffle de l’aventure… » Sur les années d’excès en tous genres, Steven, début août, disait simplement, en souriant: « Oh oui, je suis encore surpris d’être en vie. » Du petit jardin bruxellois où l’on parle, il revoit la ville qui les a accueillis il y a 34 ans: « Bruxelles était comme l’Europe de l’Est, tout le monde avait 80 ans et des caniches (sourire). Il n’y avait rien d’autre à faire qu’enregistrer. » Justement, Marc Hollander, patron de Crammed Discs, les signe à l’époque « pour leur transculturalité hybride, inclassable. Leur côté un peu sulfureux faisait partie de leur aura. Ils vivaient comme une nouvelle « lost generation » à la Scott Fitzgerald ou Hemingway. Beaucoup de choses se passaient alors à Bruxelles mais elles ne se voyaient pas forcément, c’était beaucoup de création en chambre« …

Tournesol californien

Difficile d’appréhender sur quelques pages la saga Tuxedomoon des 30 dernières années, menée au gré des fluctuations de personnel: Tong s’esquive donc en 1985 -pour réapparaître furtivement 20 ans plus tard- alors que Blaine, parti en 1983 pour une carrière solo, revient au port en fin de décennie. Difficile surtout d’ignorer combien les autres membres du groupe ont cimenté un son collectif, polyphonique dans ses rythmes et parfums, brodant un courant sous-marin imperméable aux modes volatiles, dérive volontaire qui ne semble pas vouloir finir. Ce que l’on observe lors du concert de Tuxedomoon le 12 août au BSF, plein air bruxellois au Mont des Arts qui, pour cause de soundcheck restreint, s’avère d’un moyen confort sonore. N’empêche, en scène, le bassiste Peter Principle -au poste depuis 1979- confirme son rôle de cimenteur têtu et dissipe l’absence de batterie par des giclées de cordes grondantes, l’oeil faussement sévère. Au centre, le trompettiste/harmoniciste Luc Van Lieshout, intégré il y a trois décennies dans cette bande d’Américains en exil, quinqua parmi les sexas, reste le seul Européen de l’affaire. Hollandais de Bruxelles, il semble être en liaison ombilicale permanente avec Steven, minéral au clavier, élégant au chant ou au sax/clarinette alors que Blaine additionne guitare et voix à son violon rédempteur, celui qui semble toujours dissoudre la nostalgie dans un sentiment romanesque. Reste Bruce Geduldig, cinéaste-bricoleur et projectionniste surréaliste qui met en scène l’ensemble: un professeur Tournesol au physique de surfeur californien mature. Bruce a beau être retourné vivre à Sacramento -après plus de 30 ans à Bruxelles- et les autres résider au Mexique (Steven), à Athènes (Blaine) ou en Virginie (Peter), le sentiment de fraternité ne s’est pas évaporé en route. Sphinx capricieux nettoyeur d’ego, il fait sans cesse renaître cette fameuse tension qui nourrit la musique, l’une des plus belles et des plus corsées d’un voyage toujours en cours. Loin de l’Amérique.

(1) TUXEDOMOON CHRONICLES-MUSIC FOR VAGABONDS, DISPONIBLE SUR LES PLATEFORMES DONT AMAZON

TUXEDOMOON EN CONCERT LE 13 SEPTEMBRE AU N9 VILLA À EEKLO (ENTRE GAND ET BRUGES) ET LE 21 AU DEPOT DE LEUVEN, WWW.CRAMMED.BE.

TEXTE Philippe Cornet

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