Depuis plus de 40 ans, Danny Lyon sublime les sans-grades. Phaidon publie un best of fiévreux et hypnotique de ses escales aux quatre coins de la marge.

L’homme est discret. Comme son travail, qui fuit les effets de manche et l’ostentation bling-bling. Danny Lyon, en vieux briscard de la contre-culture américaine, préfère les chemins de traverse peuplés de losers et d’écorchés que les sentiers dorés encombrés de vaniteux et de pédants. Armé d’une conscience chauffée à blanc dans le chaudron contestataire des années 60, il pratique le documentaire à la première personne du singulier. Sans distance et en immersion complète, façon nouveau journalisme.

Envoyé spécial au c£ur des plaies de la société, il gratte la couche de boue ou d’infamie pour faire surgir la beauté tapie au fond de chaque être, ado crâneur, prostituée latino ou redneck amateur de stock-car. Son credo, qu’il décline aujourd’hui en films, en mots et surtout en photos magnétiques: raconter des histoires, polir des tranches de vie sorties des impasses de l’existence. Alchimiste du regard, il transforme le plomb en or. Ce qui exige implication et sacrifice. Pas question en effet de shooter à l’arrache et de repartir aussi vite avec son butin de clichés racoleurs. Danny Lyon infuse longuement ses sujets, se frottant aux réalités les plus âpres pour vibrer à l’unisson de ses « modèles ». Pour sa célèbre série sur un groupe de motards parue en 1968, il a ainsi taillé la route avec les bikers pendant 4 ans…

Le temps agit chez lui comme une émulsion qui révèle la nature profonde des choses et des pauvres hères croisés sur le bitume. Au même titre que le verbe qui inonde ses carnets et, entre deux anecdotes souvent croustillantes, comble les trous, répond aux questions, distille un supplément d’émotion.

Visa pour le monde

Memories of myself, qui rassemble quelques joyaux tirés de reportages s’étalant des années 60 aux années 2000, se dévore dans un état second, sous l’emprise d’un talent hors pair pour faire pousser des fleurs sur le tas de fumier de vies cabossées. Un engagement total, saupoudré de sensualité, qui porte à incandescence chaque épisode d’une carrière qui l’a conduit des quartiers chauds de Carthagène en Colombie aux confins de Brooklyn en passant par Haïti ou la Nouvelle-Orléans. Partout, la même rage de témoigner, de faire sauter le couvercle des poncifs pour faire éclore l’humanité.

Le misérabilisme n’a pas sa place ici. Même quand il prend un peu de champ, son cadrage cinématographique révèle des accents jazzy, esquissant un jeu d’ombres vertigineux. Une démarche à rebrousse-poil de l’urgence qui nous étouffe ces temps-ci. En laissant du temps au temps, Danny Lyon redonne à ces déclassés la dignité qu’on leur a volée. Il a pris pour habitude d’offrir un tirage à ceux qu’il immortalise. Un geste pas si banal. Il leur dit: « Regardez-vous, vous valez mieux que ce qu’on vous pense. » Il leur restitue en quelque sorte une partie d’eux-mêmes. Et nous rend un peu moins aveugles.

Memories of myself, Danny Lyon, éditions Phaidon, 208 pages (textes en anglais).

Laurent Raphaël

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