OLIVIER ASSAYAS RETROUVE JULIETTE BINOCHE POUR SILS MARIA, SCINTILLANT PORTRAIT DE COMÉDIENNE(S) DOUBLÉ D’UNE RÉFLEXION AIGUISÉE SUR LA FUITE DU TEMPS.

Voilà bientôt 30 ans qu’Olivier Assayas entamait un parcours de réalisateur qui l’a tenu à l’écart des chapelles du cinéma français. Du reste, Sils Maria, son nouveau film, bat-il pavillon international, tant par sa distribution -Juliette Binoche, Kristen Stewart ou encore Angela Winkler- que par son anglais d’adoption. Le réalisateur y apparaît en pleine maturité, qui trace le portrait transgénérationnel de comédiennes, tout en y questionnant le temps -sujets également au coeur d’une conversation bruxelloise.

D’où est venue l’idée de Sils Maria, doublée de celle de vous reporter, de façon souterraine, à Rendez-vous?

Le film commence par un désir commun, qu’a formulé Juliette de façon claire, à savoir: « Pourquoi ne pas faire un film ensemble, qui serait un dialogue entre nous? » Quand elle me l’a proposé, ça m’a touché, parce que c’était un témoignage d’amitié et de confiance. Et j’ai été flatté: les deux films où elle avait fait une démarche semblable, c’était quand elle avait travaillé avec Abbas Kiarostami et Hou Hsiao-hsien (pour Copie conforme et Le Voyage du ballon rouge, ndlr), des cinéastes que j’admire et des amis. Dans mon cas personnel, j’avais l’impression d’avoir une carte de plus dans mon jeu, c’est-à-dire le passé que j’avais en commun avec Juliette Binoche.

Et qui remontait à Rendez-vous, d’André Téchiné…

Rendez-vous, en effet, auquel nous avions été associés l’un et l’autre très longtemps auparavant (Olivier Assayas comme scénariste, et Juliette Binoche comme actrice, ndlr). J’avais l’impression qu’il y avait moyen de construire quelque chose sur ce passé commun (1). C’est assez beau, l’idée d’une comédienne qui soit disponible, encore faut-il trouver un sujet qui s’y adapte. Je suis parti de Juliette Binoche pour construire de la fiction. Cette fiction, c’est à la fois le vécu, le temps qui a passé, nos carrières respectives, comment elle a été progressivement attirée vers une double carrière, à la fois francophone et internationale, et moi de même, paradoxalement. Et puis, cette fiction, c’est peut-être Rendez-vous, des éléments qu’on avait brassés autrefois, et qui ont été tellement déterminants pour nous qu’ils deviennent partie de la réalité. Il y avait d’emblée cette espèce de jeu, cette circulation entre le réel et l’imaginaire, ce jeu de miroirs qui constituent le film.

Si l’on considère les deux films, on a l’impression qu’avec Juliette Binoche, vous parcourez un arc complet, où l’on passe de l’actrice débutante qui va avoir son premier rôle, à celle qui est poussée vers la sortie par une nouvelle génération. Cet élément vous interpellait?

Je ne le formulerais pas comme vous. Pour moi, le personnage de Juliette n’est pas poussé vers la sortie. Juliette n’est pas une femme âgée: aujourd’hui, quel que soit son âge, on n’est pas une femme âgée quand on est Juliette Binoche, on est une comédienne disponible pour jouer un arc assez vaste de rôles. Je n’ai pas envie de mélanger l’idée du temps et de l’âge dans le sens où, pour moi, il s’agit de quelqu’un qui est contraint de faire face au temps. On a affaire à une comédienne qui, à un moment donné de sa vie et pas tant de sa carrière, est obligée de répondre à la question d’Arthur Cravan à André Gide: « Où en sommes-nous avec le temps? »

La figure et la condition de l’actrice irriguent tout un pan de votre travail, puisqu’à Rendez-vous et Sils Maria, il faut ajouter Irma Vep. Qu’est-ce qui vous ramène à cette question?

Sils Maria renvoie à Rendez-vous et à Irma Vep, c’est d’ailleurs presque une manière de le définir. Je n’y avais pas vraiment pensé en l’écrivant, et puis je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose de cet ordre-là. Mais Sils Maria est un film d’une nature très différente parce que son sujet est aussi le travail. Rendez-vous -un film d’André Téchiné que je n’ai aucune légitimité à m’approprier mais auquel j’ai eu la chance de collaborer- parle des démons, des doutes, des tiraillements qui entourent ce moment qui est celui de la vocation. Et Sils Maria est un film qui parle de la façon dont une comédienne est en prise avec l’humain: c’est une comédienne détachée des contingences, et au coeur de ce qu’elle fait de plus précieux, à savoir ce travail sur elle-même pour comprendre les émotions, les sentiments, les souffrances d’autrui, et se les approprier. Avec ce que cela a de difficile, de douloureux, de risible même, pourquoi pas. Il y a un chemin, et c’est quelque chose que je n’avais jamais traité.

Avec Kristen Stewart, c’est un peu comme si l’hyper-médiatisation, qui en est aussi l’un des sujets, s’invitait dans votre film. Est-ce l’une des raisons qui vous ont conduit à la choisir?

J’ai envie de dire que c’est l’une des raisons qui l’ont conduite, elle, à choisir le film. D’autant plus que je n’étais pas très clair quant au rôle que je voulais lui proposer, de Jo-Ann ou Valentine. Elle m’a dit d’emblée que c’était Valentine qui l’intéressait. Je n’avais pas de doutes, mais je n’avais pas non plus la preuve qu’elle pourrait le faire. Mais je me suis dit que, comme souvent d’ailleurs, il fallait faire confiance au désir, et que si à la lecture du scénario, c’était le personnage qu’elle voulait faire, elle devait avoir raison. Bien sûr, ce qui l’attirait en surface, c’était de pouvoir parler de la culture de la célébrité selon un angle un peu dévié, mais je pense aussi qu’il y avait autre chose. Et que ce qui l’intéressait était peut-être l’intelligence analytique du personnage, son humanité et son humour aussi, qu’elle n’avait jamais eu à représenter, et qu’elle a en elle, profondément.

Le cadre d’un film n’est jamais indifférent. Pourquoi avoir choisi Sils Maria et la vallée de l’Engadine avec tout ce que cela veut véhiculer?

J’avais envie d’un paysage qui soit habité par un passé, y compris ambigu. Les films d’Arnold Fanck avec Leni Riefenstahl ne sont pas neutres, c’est là que Nietzsche a écrit Zarathoustra: il y a quelque chose qui a à voir avec la culture européenne classique, jusque dans ses ambiguïtés. Et où la question sinon du Mal, de la négativité existe. Le nuage cristallise cela, pas en tant que tel, mais par son nom, le serpent de Maloja. Le paysage est un personnage qui n’est pas inoffensif (…) J’avais besoin de ce sentiment de menace, presque pour des raisons dramaturgiques.

Quel regard portez-vous sur le chemin parcouru depuis Désordre?

On ne peut répondre à cette question que de façon double. Je pourrais dire que je suis la même personne qui a fait Désordre dans le sens où j’ai parfois le sentiment de faire toujours le même film, ou de n’avoir jamais tourné qu’un seul film, dont chaque film serait une facette. Je peux à la fois le penser et le revendiquer grâce à la liberté dans laquelle j’ai toujours pu travailler. J’ai eu la chance de pouvoir réaliser les films que j’ai écrits et voulus au moment où je le voulais, et il y a au fond quelque chose d’assez rond dans ce que j’ai pu faire au cinéma. En même temps, je suis obligatoirement une personne infiniment différente de celle qui a fait Désordre, dans le sens où la pratique du cinéma m’a transformé. Elle constitue un moment de vie vécue au carré, et fatalement, cela vous transforme. Je mentirais, ou je manquerais de foi dans le cinéma, si je ne disais pas penser que le cinéma vous aide à devenir une meilleure personne, ou en tout cas un être humain plus accompli.

(1) LE DUO S’ÉTAIT DÉJÀ RETROUVÉ POUR L’HEURE D’ÉTÉ (2008), MAIS DANS UNE PERSPECTIVE DIFFÉRENTE.

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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