Producteur blanc-belge des formidables Konono n°1, Kasaï Allstars et Staff Benda Bilili, Vincent Kenis est aussi le passeur de 1000 histoires congolaises, d’avant et d’après l’indépendance.

Quand je suis revenu d’un de mes allers-retours avec Kinshasa en juin dernier, confie Vincent Kenis, les deux Mac sur lesquels j’enregistre et mixe les groupes sont morts en 12 heures. Faut dire que l’électricité là-bas court de 100 à 300 volts! Je l’ai compris lorsqu’un jour, ma table de mixage s’est mise à fumer. Toute l’électricité de la ville est foutue. » Métaphore d’un pays dont le seul fleuve pourrait faire turbiner la moitié de l’Afrique. Quand il pleut – à torrents goulus -, la rue de Kin devient mortelle: des gosses ou des malchanceux s’électrocutent sur la myriade de fils dénudés qui peuplent les trottoirs. Drôle de pays, drôles de plans où Vincent enregistre en plein air,  » là où c’est gratuit« , se protège de la pluie, et va trouver, dans cet océan de misère et d’incertitudes, le plus beau système D du monde:  » J’ai deux très vieux amplis Fender qui ne supportent pas les variations de tension, mais je bidouille un son qui est devenu un peu la marque de fabrique du tradimoderne, le style Konono. » Quand Björk enregistre avec eux, elle n’a pas cette distorsion, le son est émasculé (1). D’où vient la force de cette musique multiple?  » L’authenticité était l’un des slogans du mobutisme (2): au début des années 70, quand il change le nom du pays en Zaïre, il prône le national, bannit la musique américaine, même si à l’occasion du combat Ali-Foreman en 1974, il fait venir James Brown et les autres. D’ailleurs, les Congolais étaient moins bluffés par la musique de Brown que par sa façon de danser. »

En 1974, alors que Mobutu parade en léopard climatisé, Vincent Kenis a déjà eu plusieurs illuminations musicales. La première, c’est quand il a 7 ans et habite une année à New York avec ses parents. Il y ressent le choc du jazz, de la musique cubaine, du rock, croise même Thelonious Monk et, par-dessus tout, respire l’électricité saillante d’une ville en éveil continu.  » La première fois que je me retrouve au Congo lors d’un voyage de « tourisme populaire » à l’été 1971 en plein mobutisme flamboyant, j’ai un flash en voyant Kinshasa: c’est comme New York, avec la même urgence et la même sensibilité, parce que la musique, c’est une mémoire, un portemanteau où on accroche les souvenirs. » Kenis voit en concert le déjà mythique Tabulé Rochereau et pressent que tout ce qu’il a entendu dans le dernier disque de Miles Davis de l’époque ( A Tribute To Jack Johnson), le métissage organique, la circulation des sons sans feux rouges, est là, à fleur de bitume et de clubs mouillés, dans la peau de Kin. Elève dissipé, étudiant fantôme, Kenis a compris que son avenir ne serait pas dans les livres. Bassiste-claviériste, il passe une bonne partie des seventies à jouer dans des groupes, aime le jazz mais le trouve sclérosé dans sa version belge, bourlingue 6 nuits par semaine dans l’afro-cubain de Bruxelles, passe dans l’expérimental Akskak Maboul avant de connaître ses 15 minutes de gloire (1980-1985) au sein des Tueurs de la Lune de Miel. Il chipote en 8, puis 24 pistes et fait volontiers la paire avec Hollander (Marc) qui lance le label Crammed Discs. Leur premier disque est Zazou-Bikaye, une folie – déjà – à moitié congolaise. Kenis a aussi découvert en 1970, par l’intermédiaire de Benoît Quersin(3), la musique roots des Ekonda, tribu vivant près de l’Equateur. Un week-end, il se passe les 60 heures d’enregistrement en boucle: l’écoute devient hypnose, la pièce blanche se négrifie, c’est la seconde révélation grigri. Il passe aussi 3 mois bloqué au Kenya avec un orchestre congolais qui lui apprend la Bible des breaks et des beats du Grand Pays. En 1988, coup de Tropiques supplémentaire: on lui demande de venir, tout de suite, en studio à Bruxelles, faire une session avec Franco, le Balzac congolais.  » Franco a commencé en 1954 et a terminé en 1989 (mort du sida). Il était la courroie politique de Mobutu mais toujours en jouant au chat et à la souris avec le pouvoir. Un moment, il faisait vivre 100 personnes grâce à son orchestre l’OK Jazz, il était connu de Jo’Bourg jusqu’à Dakar. » Pas impressionné, Kenis tripote la guitare de Franco pendant une pause: les musiciens tétanisés lui annoncent qu' » il ne faut pas toucher l’instrument de Franco, c’est un grand sorcier« . Ce n’est pas la révélation majeure de la soirée: Vincent est le second blanc à jouer avec le maître, le premier s’appelle Gilbert Warnant, il a tenu l’orgue chez Franco 3 décennies auparavant. En se renseignant sur l’oiseau, Vincent apprend que c’est son oncle…

L’oncle dont la famille ne parle pas: probablement parce qu’il est gay et peut-être aussi parce qu’il s’esquive au Congo au début des années 50.  » Warnant s’était congolisé, il était directeur artistique et travaillait dans l’une des Radio Congo Belge, pas celle qui programmait de la musique pour les Belges, mais l’autre, pour les Noirs. » Via l’oncle mythique (mort en 1967), Kenis commence à dérouler le fil musical des relations belgo-congolaises:  » Les colonisations française et anglaise étaient plus interventionnistes que la belge: du moment qu’elles ne parlaient pas trop de sexe, les chansons congolaises pouvaient circuler et cette liberté a amené la musique locale à déborder dans toute l’Afrique. Il n’y avait pas à proprement parler de maisons de disques mais des commerçants, généralement grecs, qui vendaient toutes sortes de marchandises – des machines à coudres aux fringues – et aussi des disques. » La musique devient l’une des rares occasions où Belges et Congolais travaillent réellement ensemble, sans hiérarchie rigide. Le centre de gravité du popotin congolais est la rumba, arrivée de Cuba dès les années 30, via un circuit de distribution qui livre en Afrique anglophone et dont les travailleurs sont embauchés au Congo…  » J’ai plus de 1300 chansons d’avant l’indépendance« , explique Vincent tout en détaillant la longue saga que fut cette quête de la mémoire musicale. Dans ces allers-retours entre présent et passé, Kenis – qui a produit le premier album de Zap Mama en 1991 – a trouvé la fascination pour  » l’extraordinaire précision rythmique de la musique congolaise et ses sonorités particulières. Comme d’autres régimes qui ont été coupés du monde – la Roumanie ou Cuba -, ces musiques en autarcie sont restées indifférentes aux modes.« Quand il est dans sa chambre d’hôtel à 7 euros la nuit de Ndjili – quartier populaire de Kin -, Vincent tente des « collisions », fait venir un guitariste, demande un grain de voix, tente des métissages que sa position de loup blanc – » au-dessus des ethnies« – favorise:  » Etre belge, c’est de nouveau bien vu au Congo, ce n’était pas forcément le cas il y a 10 ans. Je suis d’abord un musicien et ils comprennent que je comprends, en tout cas, que je pense comprendre (sourire). Je suis une sorte d’interface, je connais beaucoup de traditions, un peu le marché occidental et j’ai vécu toute la vague électro qui a été une excellente école de la subtilité rythmique: la techno a clairement préparé le terrain aux musiques africaines. Je suis un traducteur, peut-être un filtre, j’essaie juste de faire sortir à Konono, au Staff ou à Kasaï Allstars, ce qui va être compris par des gens comme moi. » Le nouvel album de Konono sort le 29 mars et Papa Vincent pense que cela va être un beau bébé.

(1) sur l’album Volta paru au printemps 2007.

(2) Joseph-Désiré Mobutu (1930-1997), au pouvoir de novembre 1965 à mai 1996.

(3) (1927-1993), musicologue, musicien, anthropologue, homme de radio et aventurier, a été un moment responsable des Musées Nationaux du Zaïre.

à écouter, double CD Roots Of Rumba Rock, chez Crammed Discs.

Konono n°1, KasaÏ Allstars et Staff Benda Bilili chez Crammed.

Texte Philippe Cornet

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