Entre Serge Bromberg, le fondateur de Lobster Films, société spécialisée dans la mémoire du cinéma, et L’Enfer de Clouzot, la rencontre était, pour ainsi dire programmée. Il en découle aujourd’hui un passionnant documentaire, L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, qui retrace l’étrange histoire d’un film dont il dévoile par ailleurs les images inédites, saisissantes. Un captivant voyage au bout de L’Enfer, présenté au dernier festival de Cannes, et dont l’auteur nous parlait alors avec… flamme.

Comment êtes-vous entré dans l’histoire de L’Enfer?

Depuis 25 ans, à Lobster, je me suis fait une spécialité de la recherche de films perdus dans les caves et les greniers. Au sortir d’un déjeuner avec Patrick Brion, où nous avions parlé de L’Enfer, il m’a semblé qu’il y avait quelque part une analogie entre cette histoire et la mienne, qui est de refaire passer des films qui sont du côté de l’ombre vers la lumière. Un peu comme par défi, j’ai décidé de contacter madame Clouzot et la société d’assurances, propriétaires chacun d’une partie de ce film. Madame Clouzot avait été énormément sollicitée, ce film est véritablement une légende, une Atlantide: elle préférait ne pas prendre de risques, et ne pas donner les droits, à moins qu’il ne se passe quelque chose de vraiment spécial avec quelqu’un. Je suis allé la voir, nous avons sympathisé, mais pas plus que les autres, je ne l’ai convaincue.

L’histoire aurait donc pu en rester là…

Elle m’a raccompagné. Elle habite au 7e étage d’un immeuble du 17e. En descendant, l’ascenseur s’est bloqué. Je suis claustrophobe, ce qu’elle a tout de suite remarqué, et on s’est retrouvés, assis au fond de l’ascenseur pendant trois, quatre heures à parler de nos vies, notre passé, notre futur. Drôle d’endroit pour une rencontre, comme l’on dit. Quand les réparateurs sont venus nous sortir de ce mauvais pas, elle m’a dit qu’elle était d’accord d’essayer. Il s’était passé quelque chose de spécial. C’est un heureux, ou un malheureux accident et, en tout cas, une histoire de confiance. Mais tout ce film, c’est l’histoire improbable de gens qui suivent l’étoile Clouzot.

Comment vous apparaît aujourd’hui la démarche de Clouzot?

Quand je suis allé voir les différents témoins, Costa-Gavras, Bernard Stora et d’autres, je me suis rendu compte que chacun avait vécu ce tournage d’une manière différente. Ce qu’ils me racontaient de Clouzot était un peu pointilliste, une sorte de portrait en creux. Clouzot avait-il bien pris la mesure de la pièce qu’il avait écrite, et du piège dans lequel il s’était lui-même jeté? Il a écrit une pièce en plusieurs actes: le premier, c’est « Je dessine un labyrinthe », qui est ce scénario impossible et improbable, et difficile à tourner. Deuxième étape: « Je me jette dedans avec mes équipes et mes techniciens », en sachant très bien que c’est quelque chose d’extrêmement ambitieux. Peut-être l’attaque cardiaque qu’il a eue après deux semaines et demie de tournage était-elle écrite dans la pièce. Et peut-être que la renaissance de ces images, improbable, est le dernier acte de cette aventure.

Parmi les éléments incroyables, il y a notamment le fait qu’un studio américain lui donne carte blanche et des moyens illimités…

Clouzot avait commencé le film sur un petit bras, il faisait des essais sur l’art cinétique, des effets visuels, des trucs assez incroyables. Une équipe de la Columbia a vu ces essais, et ils ont été emballés. Clouzot essayait un nouveau cinéma. Si cela marchait, ce serait une tuerie. Et ils lui ont donné un budget illimité. Du coup, le film bascule: d’une petite histoire intimiste, on est passé à autre chose.

La seule chose qui ait manqué à Clouzot, c’est le temps?

Clouzot maîtrise tous les paramètres: l’argent, les plus grands acteurs, les plus grands techniciens. Mais il n’a que 25 jours pour tourner les scènes du lac, et rapidement, il se rend compte qu’il n’y arrivera pas. Dans mon esprit, il s’est dit: « Je suis Clouzot, je suis le maître du temps, le lac ne se videra pas. » Tout le film, c’est ça. Comme le dit Bernard Stora, on ne peut échapper, dans le cinéma, à une certaine idée de productivité, dont le garant est le producteur. C’est ce qui a fait défaut ici.

Où s’arrête le génie artistique et où commence la mégalomanie?

Cette question nous a taraudés depuis le départ. Et tout ce qu’on a fait, c’est surtout ne pas donner de réponse. Cette question est tellement belle, hypnotique, qu’elle rappelle la beauté de Romy Schneider, d’un visage filmé comme cela. Ce n’est pas une question, c’est de l’art.

J.F. PL.

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