RENCONTRE AVEC JOHN BOORMAN, CINÉASTE BRITANNIQUE QUI POURSUIT, DANS QUEEN AND COUNTRY, L’ENTREPRISE AUTOBIOGRAPHIQUE ENTAMÉE IL Y A PLUS DE 20 ANS AVEC HOPE AND GLORY. UN FILM À VOIR À LA CINEMATEK.

Voilà un bon moment déjà que John Boorman évoquait une suite à Hope and Glory, film réalisé au milieu des années 80, et nourri de ses souvenirs d’enfance, à l’époque du Blitz, pendant la Seconde Guerre mondiale. Un temps compromise, cette entreprise partiellement autobiographique trouve aujourd’hui un aboutissement avec Queen and Country. Le réalisateur de Deliverance et autre Tailor of Panama y reprend le fil de l’histoire en 1952, année où il fut appelé sous les drapeaux en qualité d’instructeur chargé de préparer de jeunes soldats britanniques à la Guerre de Corée. S’ensuit un film savoureux qui, gravitant autour de l’amitié de deux miliciens, Bill Rohan (aka John Boorman) et Percy Hapgood, décrit par le menu leurs efforts pour faire tourner en bourrique leur bourreau, le sergent Bradley. Argument qu’en relèvent d’autres, dont le moindre n’est certes pas l’idylle naissante entre Rohan et la mystérieuse Ophelia; de quoi composer, encore, un portrait inspiré de l’Angleterre d’alors. Si Queen and Country peut étonner par son classicisme dans le chef d’un cinéaste à qui l’on doit des films aussi audacieux que Point Blank ou Excalibur, John Boorman n’en reste pas moins toujours vert. Le fringant octogénaire que l’on retrouve sur la Plage de la Quinzaine des Réalisateurs a d’ailleurs l’oeil pétillant et le verbe aiguisé…

Pourquoi avoir voulu consacrer un film à cette période de votre vie?

Je pensais à ce film depuis un moment déjà, parce que les années 50 ont coïncidé avec des changements importants. L’Angleterre était sortie de la guerre avec la gueule de bois, l’époque était morne, nous connaissions les rationnements. Mais si l’ancienne génération se raccrochait encore à la notion d’Empire britannique et à ses valeurs, nous, les jeunes, pouvions voir le changement en marche, qui allait faire de la Grande-Bretagne un endroit complètement différent. On assistait là à un tournant générationnel. En arrivant au pouvoir à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le parti travailliste a engagé une série de réformes. Le Education Act a ouvert à tous l’accès au secondaire, et à l’enseignement de la musique et des arts. Ce qui a débouché, pendant les sixties, sur les Beatles et les Rolling Stones, mais aussi un bouillonnement artistique sans précédent. Et le système de classes a été supprimé jusqu’à un certain point, même si je déplore que l’on n’ait pas été jusqu’à abolir des écoles comme Eton, qui contribuent à le perpétuer.

Dans quelle mesure ce film est-il fidèle aux faits?

Tout ce qui figure dans le film est basé sur des personnages et des incidents s’étant produits. La relation entre souvenirs et imagination est un territoire mystérieux. Parfois, j’ai l’impression que l’imagination est plus proche de la vérité. A l’époque de Hope and Glory, j’en avais montré le scénario à ma mère et ma soeur, et elles avaient été fort surprises, parce que des choses que je pensais avoir inventées s’étaient réellement produites, et elles n’en revenaient pas que je puisse en avoir eu connaissance. Et il en a été de même avec ce film.

Comme Ingmar Bergman, vous considérez qu’il ne faut pas essayer de rendre les choses réelles, mais bien vivantes. Quel est le secret pour y parvenir?

Il y a toujours un élément qui va transformer une scène en cinéma, et on le recherche aussi bien à l’écriture qu’au tournage et dans le travail avec les comédiens. Je vais vous donner un exemple. Dans Point Blank, Lee Marvin affronte une série de gens, et il y a une scène où il s’introduit dans un penthouse après y avoir envoyé Angie Dickinson coucher avec sa cible. Il arrive dans le penthouse, et tire le gars du lit. Il était très difficile de savoir comment réagirait ce gangster. On a essayé de deux manières différentes, et puis je me suis dit: « La situation étant à ce point terrifiante, pourquoi ne s’évanouirait-il pas? » L’acteur était réticent, c’était un dur, mais nous l’avons fait et vu le contexte, la scène a fonctionné. Voilà comment une scène devient du cinéma. Cela ne figurait pas dans le scénario, mais on ne réalise souvent qu’au tournage qu’un élément manque dans une scène. C’est là qu’il faut trouver LA chose qui va la transformer en cinéma.

Une scène de Queen and Country montre l’impact qu’a eu sur vous Rashômon, d’Akira Kurosawa. Vous avez ensuite travaillé avec Toshirô Mifune, son acteur fétiche, pour Hell in the Pacific. Comment s’est déroulée cette expérience?

J’ai vu Rashômon à sa sortie, en 1952, et ce film a eu un impact énorme sur moi -c’est alors que j’ai découvert les immenses possibilités du cinéma. Ma relation avec Mifune a été difficile. Il s’était fait une idée erronée du film, et du personnage, et il me fallait sans arrêt le corriger, ce qui le faisait perdre la face devant l’équipe japonaise. Nous n’avons dès lors pas cessé de nous affronter, pendant tout le film, pour chaque scène, c’était pénible. Jusqu’au jour où j’ai eu un accident. Le tournage a été interrompu. Nous avions dépassé les délais, et la situation avec Mifune s’était à ce point dégradée que les producteurs ont voulu me débarquer. Ils sont allés le trouver, en lui disant: « Vous serez heureux d’apprendre que nous allons remplacer Boorman. » A quoi Mifune leur a répondu qu’il ne pouvait acquiescer, même si nous ne nous entendions pas: « J’ai rencontré John Boorman à Tokyo, nous avons porté des toasts et bu du saké, et je lui ai donné mon accord pour faire ce film avec lui. C’est une question d’honneur. » Quand les producteurs lui ont dit que c’était Hollywood, et que l’honneur n’y avait pas sa place, Mifune n’a rien voulu entendre. Je pensais que nous serions copains quand le tournage a repris, mais c’était exactement la même chose (rires).

Quand on revoit Deliverance, on n’a pas l’impression qu’il a été tourné il y a plus de 40 ans. Ne croyez-vous pas qu’il serait extrêmement difficile de réaliser un tel film aujourd’hui?

Cela n’a pas été simple à l’époque non plus: la Warner n’y croyait que fort peu, parce qu’il n’y avait pas de femmes dans le film, et il y avait cette présomption qu’un film sans femme était voué à l’échec. Ils n’ont donc pas cessé de me tanner, et ont coupé le budget. Ils n’avaient pas confiance dans le résultat, mais Deliverance a une structure fort cinématique. C’est un film auquel, en tant que spectateur, on ne peut échapper: on est piégé.

Queen and Country a également rencontré des difficultés. De quel ordre?

D’ordre financier. Je remercie d’ailleurs, au générique, un ami à qui j’avais expliqué que le projet partait en vrille, faute d’argent, et qui, le lendemain, m’a envoyé 350 000 dollars, nous permettant de continuer. Plus de la moitié des films indépendants s’écroulent soit pendant les deux semaines précédant le tournage, soit pendant celle qui suit. C’est un business extrêmement hasardeux. Vous connaissez l’histoire de l’homme à qui l’on demande: « Comment devenir millionnaire en faisant des films indépendants? » Il répond: « En commençant milliardaire. » (rires)

Vous avez dit un jour avoir réussi non en raison de votre talent, mais parce que vous étiez obstiné et dur. C’est encore votre conviction?

C’est indispensable. Il y a tellement d’éléments et d’individus qui entrent en ligne de compte lorsqu’on tourne un film qu’il faut se montrer dictatorial si l’on veut préserver sa vision. Il faut être responsable, ce qui fait ressortir le pire de votre personnalité. Je m’aide désormais d’une canne, et je peux vous dire que sur Queen and Country, elle m’a été fort utile pour mettre au pas les acteurs ou les techniciens qui ne filaient pas droit (rires).

REPRISE DE LA QUINZAINE DES RÉALISATEURS, DU 20 AU 26/06 À LA CINEMATEK, BRUXELLES. QUEEN AND COUNTRY, LE 22/06 À 17 H, ET LE 24/06 À 19 H.

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Cannes

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