Le 1er juin 1973, Robert Wyatt, batteur-chanteur extraordinaire de la scène anglaise, complètement ivre, passe par la fenêtre du troisième étage d’un appartement londonien. Il en sort paralysé à vie. Trente-six ans plus tard, il raconte avec une confondante sincérité les rapports du corps et de la création musicale.

Eté 1973. Après 6 semaines de coma médicamenteux, Wyatt, 27 ans, sort en chaise roulante de l’hôpital londonien. S’il est désormais paralysé des jambes, sa musique, elle, va gravir de nouveaux sommets émotionnels.

Mi-septembre 2009. Honoré du titre de docteur honoris causa par l’Université de Liège, le sexagénaire débarque sans façon devant la Philarmonique liégeoise. Il s’extirpe de la Mercedes sur le trottoir où l’attend une chaise roulante. Ce geste à la fois banal et éprouvant, il a dû le faire des milliers de fois depuis cette maudite soirée de 1973. Les deux premières choses que l’on remarque sont les gants et le sourire. Les premiers, destinés à adoucir le traitement des mains sur les pneumatiques de la chaise, font penser, un peu idiotement, à Michael Jackson. Si Robert est à mille lieues du funk panthéonique du Roi de la Pop, ses mélodies aquatiques forment des vagues qui font facilement groover la conscience. Et puis, via son sourire – réel et radieux -, on a la sensation de retrouver un vieil ami auquel on voudrait, naturellement, du bien. Sur le trottoir liégeois, des fans lui demandent de signer un exemplaire vinyle de Rock Bottom, son second album solo daté de l’été 1974. Le disque évoque une marée filandreuse, une vague qui pourrait nous laver un peu de toutes les scories du monde. Sensation de rock amniotique, deux décennies avant les ébats océaniques de Radiohead . Quelques minutes plus tard, nous revoilà au 1er juin 1973:  » Je suis tombé mais je n’ai pas perdu conscience, je me souviens des ambulanciers, j’ai entendu comme un cri de loup au loin avant de me rendre compte que c’était moi qui hurlait… Pendant 6 semaines, j’ai plongé dans un coma médicamenteux. Pendant ce laps de temps, les spécialistes doivent déterminer ce qui est de l’ordre du trauma provisoire et des dégâts permanents. Puis un médecin est rentré dans ma chambre, m’a dit que je serais paraplégique à jamais, et est passé au patient voisin »… Ce qui va sortir de tout cela, c’est la nouvelle voix de Wyatt. Paraplégique, il doit trouver un autre souffle, tenir la distance d’une chanson sans l’assassiner. Le résultat vocal est fait de poésie, de souffrance et de spleen céleste, un cocktail qui est toujours sa marque d’aujourd’hui. Wyatt fait partie de l’histoire du rock.

Plus vivant après…

Trente-six ans plus tard, Wyatt a cette pensée étonnante, presque choquante:  » Je suis plus vivant en chaise roulante qu’avant (…) Etre paraplégique, c’est apprendre que le plaisir et la souffrance prennent place dans l’esprit: le désir d’avoir une vraie vie est tellement fort que le cerveau prend des routes alternatives pour vivre sa vie. Ce n’est pas une question d’être imaginatif mais de répondre aux demandes du cerveau… C’est une technique proche de celle de la survie des espèces, ce qui est aussi la base commune de l’art et de la religion. » Robert raconte comme l’accident lui permet de boucler sa première vie:  » Même si la transition était plus abrupte qu’espérée, le timing était bon: je venais de rencontrer Alfie (toujours sa compagne et partenaire actuelle, ndlr) et j’avais été chanteur-batteur pendant 10 ans, ce qui avait pris beaucoup de choses en moi. Me retrouver dans cet état-là m’a permis de créer un nouvel espace et je suis content que cela soit arrivé… » Devant notre incrédulité nourrie par l’expérience d’un parent proche en chaise roulante – et tout ce que cela entraîne au quotidien -, Wyatt précise sa pensée:  » Mes compositions sont meilleures maintenant que dans les années 60 parce qu’alors, je n’allais pas jusqu’au bout, je m’intéressais surtout à la batterie et aux groupes dans lesquels je jouais (Soft Machine puis Matching Mole), je ne pensais pas que ce que j’avais dans la tête pourrait finir sur un disque. » Rock Bottom, produit par Nick Mason du Floyd, est encensé par la critique et acheté par le public. En septembre 1974, un concert au Royal Drury Lane de Londres rassemble ses amis et donne un superbe disque live ressorti en 2005. La carrière qui suit est plus nuancée: artiste culte entouré de musiciens fidèles, tels que Brian Eno(1), Wyatt réussira d’autres chansons qui tutoient le sublime. Il interprète même quelques standards comme le I’m A Believer des Monkees qu’il envoie dans les charts anglais, ou Shipbuilding, ballade déchirante écrite par Costello contre la guerre des Malouines en 1982. Plus récemment, en 2004, Björk est venue l’enregistrer dans sa maison du Lincolnshire, pour une plage de son album Medulla. On est loin de la dépression qui le foudroie au milieu des années 90:  » J’ai alors pensé que je n’y arriverais jamais, je me sentais comme un fantôme, en vie mais pas assez pour vivre. Je ne sais pas si c’était en rapport avec mon état, je me sentais frustré (…) Quand je travaille une chanson, j’abandonne mon intellect et je travaille comme un animal, je retrouve le pré-animal en moi. Je n’aime pas l’idée que l’artiste soit au-dessus ou en dessous (il rit) de la vie. Mais je pense quand même que c’est la musique qui m’a gardé vivant. »

(1) peu après l’accident de Wyatt, Pink Floyd donne deux concerts au Rainbow londonien en sa faveur et lui verse les 10 000 livres de la recette.

Rencontre Philippe Cornet

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