À la fin des années 70, un invraisemblable mix de beaux inconnus et de célébrités – d’Andy Warhol à Mick Jagger – met le Studio 54 au centre du monde. Mais la décadence est autant dans la boîte new-yorkaise que dans une ville rongée par le crime, la disco et la menace de faillite intégrale…

« Au moment où Siano mit le saphir sur Sympathy For The Devil des Rolling Stones, Bianca Jagger déboula sur le dos d’un cheval blanc loué pour l’occasion par Rubell, et tenu par un homme nu vêtu d’un smoking blanc peint à même la peau. La poignée de paparazzi qui avaient pris la peine de venir n’en crurent pas leurs yeux, et le cliché de Bianca sur son blanc destrier devint l’une des images emblématiques de l’ère disco« . Dans son très remarquable livre sur l’histoire secrète de la disco (1), Peter Shapiro s’épanche longuement sur le Studio 54, symbole même d’une ville, d’une époque et d’une musique, bourlinguant gaiement vers la décadence. Le soir de l’ouverture, le 26 avril 1977, pour cause d’embouteillage majeur aux portes, Frank Sinatra et Mick Jagger restent largués sur Broadway… Dans l’espace intérieur aux allures de temple néo-païen, on croise néanmoins le gratin ciné-rock-people, soit Cher, Brooke Shields, Donald Trump ou Margaux Hemingway. Les semaines suivantes voient l’hypra-célébrité de Michael Jackson, Sylvester Stallone, Lennon, Truman Capote, Travolta, Pelé et autre Al Pacino, se balader dans le décor mirifique du lieu. Un panthéon snob devant lequel Steve Rubell, le proprio, s’agenouille voluptueusement. C’est sa religion au Steve, la célébrité, avec un surplus pervers qui consiste à mélanger les beautiful people à de stricts inconnus à l’esthétique considérée comme inattaquable. Le sas d’entrée, sans pitié, est la zone du portier en titre, Marc Benecke. Il trie les prétendants avec un plaisir cruel qui n’a d’égal que l’oukaze de Rubell: pas de gens normaux. Le banal est proscrit, l’excentricité prescrite. Pour peu que vous soyez beau ou flashy, l’accès au Saint des saints semble à portée de cocktail. Et l’illusion qu’on peut ainsi accéder aux fameuses quinze minutes de gloire warholienne…

Fin de siècle

Nous sommes donc au printemps 1977. Du côté du Lower East Side, un club miteux qui évoque un long couloir graffité – le CBGB’s – écrit l’histoire du punk new-yorkais. Les Ramones, Patti Smith, Television, les Heartbreakers et Blondie, y proposent riffs monomaniaques et poses certifiées. A cinq kilomètres de là, sur la 54e Rue Ouest, entre Broadway et la 8e avenue, le Studio 54 tente un autre pari poseur: incarner le faste ultime new-yorkais, donc mondial. Les proprios Steve Rubell et son associé Ian Schrager ont déjà tenté d’imposer leurs délires mégalos dans le Queens via l’Enchanted Garden, boîte tape-à-l’£il dont la situation banlieusarde extrême nie toute possibilité réelle de grandeur. Ils dégottent donc en plein Manhattan un ancien théâtre dans lequel ils engouffrent des fortunes. Programme: rien n’est impossible. Règle absolue: taper l’addition finale à la hauteur de la mégalomanie rampante de la clientèle. Le New York seventies est dopé par le gossip, ce sport particulier qui consiste à rançonner les nuits à coups d’articles racoleurs et scoops plus ou moins fantasques. Le club fait dans le grand genre. Peter Shapiro:  » Une sculpture en bois représentant la lune à visage humain (…) surplombait la piste: à minuit, on la faisait descendre au milieu de la foule, tandis qu’une cuillère à coke venait se fourrer droit dans son nez et qu’un chapelet de lumières s’allumait entre ses narines et ses yeux. » Joli contraste avec le monde extérieur, un New York décati au bord de la banqueroute… Une ville tellement loin dans l’égouttage et le crime que le Président Ford en place précise soigneusement qu’il ne fera rien pour la secourir du naufrage total. Un air global de fin de siècle que reflète le Studio 54, en prise directe 220 volts avec les deux symptômes de l’époque: la cocaïne et la disco…

Sorte de funk-soul simplifiée dans des coups de rein humides, croisée avec le fameux tchiki-tchiki métronomique, la disco rejette tout autre enjeu que ceux du plaisir, de la danse et du corps. Elle est également métisse, indifféremment blanche ou noire, même si les shorts satins courts (noirs) ont une appréciable longueur d’avance sur la pilosité façon Village People. Le Studio 54 colle à cette définition avec une bonne volonté confondante. On s’y enlace et on s’y embrasse sur les tubes de l’époquesignés Amanda Lear, The Bee Gees, Donna Summer ou Sylvester, le I Will Survive de Gloria Gaynor en étant l’un des syndromes majeurs. Le tout est traversé d’une consommation de cocaïne extrêmement banalisée. Au milieu des seventies, la coke agit comme une drogue désinhibitrice, ce qui peut expliquer la propension au frotti-frotta prononcé du Studio 54. Ou ce fameux épisode de fièvre du samedi soir où la femme du Premier Ministre canadien de l’époque (Pierre Elliott Trudeau) se fit honorer de façon quasi publique non loin de la piste… Le Studio 54, tombeau de lubricité dépensière sur l’autoroute foldingue des seventies, ne pouvait être qu’une illusion. Elle connaît une première fin assez rapide lorsque, fin 1978, Rubell se vante d’avoir fait 7 millions de dollars de chiffre d’affaires lors de sa première année de fonctionnement et que  » seule la maffia fait plus d’argent« … A l’arrestation qui suit pour fraude fiscale de 2,5 millions de dollars – dont un million est retrouvé planqué dans des sacs à l’intérieur même du club… -, Rubell essaiera de sauver les meubles en arguant qu’Hamilton Jordan – chef de l’équipe du Président Carter – sniffe volontiers la poudreuse dans sa boîte. L’argument est démonté et Rubell et Schrager passent treize mois en prison… Après un break forcé – de février 1980 à septembre 1981 – le club rouvre pour une seconde vie bien remplie, quoi que moins événementielle que la première. En 1986, le 54 originel ferme ses portes doublées de velours: une partie des années 80 est, elle aussi, définitivement close.

(1) Turn The Beat Around, en français, chez Allia

Texte Philippe Cornet

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