Le baiser

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Chaque jour, il gravissait la colline. Pas toujours selon le même chemin, mais toujours à la même heure. Les arbres étaient alors en fleurs -jaunes, roses, rouges, violets ou blancs- et dessinaient, dans de petits vergers, les paysages des contes du printemps. Il était à cette époque amoureux de trois femmes. Il atteignait tranquillement le sommet paisible et dépourvu d’arbres, un petit désert au centre du vieux mont, comme une jeune calvitie. Il pouvait observer les autres collines. Puis il redescendait.

Un virus parcourait alors le monde. Il ne tuait que les enfants. Les adultes, pris de panique, les avaient confinés dans leurs chambres pour des mois. Peu de gens se promenaient. On ne voulait pas propager la maladie.

Le sommet désertique de la montagne était le coeur du monde et sa solitude à lui devenait une eau froide et noire, presque d’huile, dans laquelle il avait projeté de tremper un pied seulement, puis pris par cette sorte d’excitation silencieuse qu’attisent les liquides, il s’était déshabillé et avait plongé tout entier. Il avait coulé, comme il avait vu autrefois, il y a très longtemps, un dinosaure le faire dans un film, agitant ses bras trop petits dans un cri silencieux, glissant à la verticale dans l’abysse d’une mare -à peine une flaque au sein d’un paysage volcanique- sans fond pour se perdre dans l’obscurité et la nuit des temps.

Il n’avait pas d’enfant. Une des femmes qu’il aimait avait deux petites filles. Les trois s’étaient réfugiées seules sur une île au milieu d’un fleuve immense tout entouré de givre. L’un des plus grands du monde.

La maison sur le flanc de la colline était la maison de son enfance. D’autres constructions aux alentours l’avaient aussi abrité. Des hangars abandonnés, des garages et des greniers, des feuilles mortes, des tâches de toutes sortes et de l’urine de chat. Il y avait eu ici et là des mondes maintenant oubliés, figés dans leurs arrêts comme frappés par une obsolescence soudaine qui jamais n’aurait pu être conçue avant de se réaliser. Dans l’une de ses constructions, une remise à la porte percée d’un trou béant et carré par lequel il était entré, logeait une chatte aux longs poils noirs et ses petits; elle l’avait regardé comme s’il avait été un soldat armé pénétrant un domicile pendant une guerre civile.  » Ne nous tue pas. » Près d’elle, dans son royaume de cagettes de bois et de vieux journaux, gisaient, parmi les débris, de vieux numéro de Mickey Parade, des aérosols et une collection de boîtes de fromage vides. Un peu plus loin, il découvrit un cours de droit du commerce recopié à la main.

Le baiser
© ILLUSTRATION: FLORENCE DUPRÉ LA TOUR

La radio annonçait la mort des enfants de la Terre. Comme un prélèvement divin à la suite d’une très grande faute humaine. Une pluie d’or qui maintenant remontait du sol et s’envolait vers le ciel. Avant de mourir les petits corps devenaient bleu sombre puis très clair, comme l’est la lumière du ciel lorsqu’une montagne de glace l’emprisonne.

Il arpentait la colline. La vie gonflait sur la colline en une tumescence d’herbes et de fleurs que des insectes de toutes sortes fécondaient de mille odeurs. De petites vipères se chauffaient, encore engourdies, entre les pierres sèches et calcaires de murets éboulés. Les oiseaux en chantant célébraient l’arythmie et résistaient à toute forme de civilisation. Il vit un paon. Sûrement échappé d’un riche jardin chrétien. L’année précédente l’une des pentes de la colline avait été terrassée, et s’offrait désormais à ses pas comme un sentier de paradis, comme une sente crétoise et secrète où dormait une Minoenne au cheveux noirs et bouclés. Il y avait des vignes. Il y avait du miel et des senteurs. Plus loin, en contrebas, il apercevait la vieille ville et sa citadelle, désormais forteresse inaccessible. Le ciel était très clair.

Sous le soleil maintenant chaud et frappant, il se pencha et embrassa la femme endormie. Elle ouvrit un oeil rieur et beau comme le monde et l’enlaça tendrement en lui caressant les cheveux.

Des millions d’enfants mourraient et lui aimait d’amour trois femmes qu’il aurait voulu consoler comme l’on console des petites filles. Pour leur dire:  » Ce n’est pas grave, je suis là. Nous nous aimerons toujours« .

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