Cinéaste cinéphile, Bertrand Tavernier signe, avec Amis américains, un « livre-monstre », en forme de passerelle vers Hollywood. En attendant la sortie de son nouveau film made in Louisiana, In the Electric Mist.

Entre Bertrand Tavernier et les Etats-Unis, les liens sont nombreux. Il y a celui, évident, d’une filmographie où l’Amérique s’est fréquemment invitée: à travers ses musiques, comme le jazz, dans la beauté nocturne de Round Midnight; ou le blues, au c£ur du documentaire Mississippi Blues, qu’il cosignait avec Robert Parrish. A travers ses auteurs, également, comme Jim Thompson, dont il adaptait magistralement le 1275 âmes dans Coup de torchon. Pour finalement s’en aller, tout récemment, en Louisiane, tourner In The Electric Mist, d’après James Lee Burke, avec des stars hollywoodiennes, Tommy Lee Jones et John Goodman pas moins.

On peut y voir une sorte d’aboutissement logique, pour un auteur ayant biberonné au cinéma américain, et dont les écrits sur la question font autorité, comme ses Amis américains, « livre-monstre », qui bénéficie aujourd’hui d’une réédition revue et augmentée.

Passion précoce

Rencontrer Bertrand Tavernier – pour le coup, dans une discrète brasserie parisienne, non loin du Louvre -, c’est inévitablement plonger dans la malle aux trésors – du nom du rendez-vous qu’il anime, tous les deux mois, au Forum des Images (1). L’homme a l’enthousiasme communicatif. Ce qui transparaît, du reste, de chacune des pages d’ Amis américains, comme de son discours. Ainsi, lorsqu’on lui demande d’évoquer son entrée en cinéphilie, dans les années 50: « Elle a été pragmatique, se souvient-il. Très tôt, à partir de 11, 12 ans, je vais voir des films dont le titre m’attire: Les trois lanciers du Bengale, Le massacre de Fort Apache , Le réveil de la sorcière rouge, parfois en version originale. Au début, sans trop savoir ce que représentent les réalisateurs ou les scénaristes, mais pour les titres, et puis les acteurs: John Wayne, et avant tout Gary Cooper. » Progressivement, le cinéphile en herbe établit des corrélations entre les films d’un même auteur. Dès lors se manifeste un désir, compulsif – « de même que je vais voir tous les films avec Gary Cooper, j’essaye de voir tous ceux de John Ford, Wellman, Hathaway… Et, voilà, à partir de là, l’aventure commence. »

Si Tavernier a la cinéphilie non exclusive, et convoque dans ses souvenirs aussi bien Kenji Mizoguchi que Marc Donskoï, le cinéma américain l’aimante. Comme critique ou lorsqu’il fonde avec des amis le ciné-club du Nickel Odéon – nous sommes en 1960: « Le cinéma américain était, à l’époque, plus difficile à voir dans les salles d’art et essai, voire même à la cinémathèque. Les westerns, les comédies musicales, les films noirs n’étaient pas du tout programmés, à de rares exceptions. Nous avons donc donné la priorité à ces films. » Et devient-il ensuite attaché de presse, qu’il convie à Paris la crème du cinéma américain – un élan qui n’avait rien d’évident à l’époque. Amis américains en est le prolongement, puisqu’on y trouve des entretiens réalisés avec les auteurs accueillis alors, avec qui il noue des rapports où l’admiration le dispute à l’amitié.

Amateur éclairé

La qualité de ces relations déteint, forcément, sur ces pages, où l’on a l’impression de vivre le processus de création de l’intérieur, et de voir des cinéastes se confier comme rarement. Dans son volet classique, celui couvrant les années 40 et 50, voilà un livre qui pourrait sembler en prise directe sur un âge d’or du cinéma. « J’ai toujours du mal à penser qu’il y a un âge d’or, tempère Tavernier. Il y a eu une époque grandiose dans le cinéma américain, mais elle avait aussi son revers: des films ont été massacrés, des montages abîmés, des projets n’ont pu se faire. Il y avait un prix à payer, il ne faut pas l’oublier. On parle des chefs-d’£uvre de Ford, Minnelli, Walsh, Kazan, mais il y avait aussi tous les films qui ne se faisaient pas. On a empêché Hathaway de faire le film dont il rêvait, Servitude humaine , d’après Somerset Maugham, avec Montgomery Clift et Marilyn Monroe. Des sujets admirables ne pouvaient pas être traités. (…) On a souvent tendance à dire que c’est moins bien comparé au cinéma classique, mais dans les années 60 et 70, il y a eu une éclosion de talents formidables: Frankenheimer, Coppola… Donc méfiance sur l’âge d’or. »

La génération de Coppola, justement, que l’on appela le nouvel Hollywood, est absente de cet ouvrage de référence. « Ce sont des gens qui, à l’époque de leur gloire, ont été énormément interviewés. On peut trouver tous les renseignements à leur propos ailleurs, alors qu’il y a un grand nombre de noms que vous ne trouverez nulle part ailleurs que dans mon livre », relève-t-il non sans pertinence. Et s’il est des auteurs qu’il aurait aimé inclure – « les scénaristes Wendell Mayes ou Alvin Sargent; certains cinéastes, comme Robert Mulligan.  » , le propos n’était pas de tendre à l’exhaustivité: « Mon livre n’est pas un livre de spécialiste, d’historien ou de critique, c’est un livre d’amateur: je revendique cette qualité d’amateur, de personne qui aime et parle de ce qu’elle aime. » Avec ceux qu’elle aime, serait-on tenté d’ajouter. Ainsi, lorsqu’il convoque Alexander Payne, Joe Dante et Quentin Tarantino, cinéastes contemporains interrogés en tant qu’amoureux du cinéma. Une façon alerte de boucler (provisoirement) la boucle. Et de montrer, incidemment, comment, de Hathaway à Tarantino, tous ces auteurs se sont débattus dans un système de production. « Plus j’ai connu ce qu’était la vie des metteurs en scène américains, plus j’ai eu du respect pour les gens qui ont tenu le coup, qui ont réussi à survivre deux, trois décennies – Billy Wilder, Ford, Walsh. Même s’il a eu l’un ou l’autre ratage, un auteur, un cinéaste, un scénariste, ce qui compte, ce sont ses succès. Surtout dans un système de studios où, souvent, les gens étaient contraints de faire des films qu’ils ne voulaient pas faire. »

Quant à son expérience personnelle sur In the Electric Mist? « Je savais ce que c’était, et j’ai eu des moments de vrai bonheur, d’autres de doutes, comme sur tous mes films. La seule chose qui importe, c’est le résultat.  » Quitte à voir cohabiter deux versions du film, l’une, américaine, et l’autre, la sienne, admirable, que l’on a pu découvrir à Berlin et qui sortira dans quelques jours sur nos écrans (2)? « C’était attendu. Le producteur américain a pris des risques financiers sur le film, et s’il pense que sa version conviendra mieux au marché américain, je ne vais pas en faire une syncope. On a pu voir le film qui est le mien. Une fois que j’ai fait ce film-là, après… »

(1) Tavernier y joue les passeurs en puisant dans son incroyable dvdthèQUE. prochaine sÉance, le 03/05.www.forumdesimages.fr

(2) In the Electric Mist, sortie le 22 avril.

Rencontre Jean-François Pluijgers, à Paris.

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