La vie est brève

© HARTLEY, 1971 ALICE NEEL (1900-1984), OIL ON CANVAS, 101,6 X 68,3 CM - PHOTO-CREDIT: HV-STUDIO, BRUSSELS. COURTESY: THE ESTATE

Résistant au rouleau compresseur des mouvements artistiques dominants, Alice Neel a laissé une oeuvre rectiligne empreinte de réalisme.

La métaphysique de Blaise Pascal (1623- 1662) possède une clé de voûte bien tangible: la brièveté de l’existence, sa destruction imminente. Un rien au regard du tout, un tout au regard du rien, tel est le destin impossible, ô combien précieux pourtant, qui échoit à l’homme. Cette audace d’avoir mis au centre une notion plus sensible au coeur qu’à la raison a déchaîné les foudres posthumes. Nombreux sont ceux qui ont voulu ranger l’auteur des Pensées dans la sous-catégorie des « penseurs » plutôt que de lui offrir une place au rayon des « philosophes ». Cette manoeuvre infâme et commune, on la retrouve à l’oeuvre pour Alice Neel (1900-1984), artiste visuelle américaine ayant tourné le dos aux systèmes picturaux de son temps en hissant la sensibilité au-dessus de l’idée. Impressionnisme, surréalisme, minimalisme… Neel n’a jamais fait passer ses toiles sous le joug des idées. Son horizon, c’était la vie et rien d’autre, un réalisme nu qu’elle tenait essentiellement de soi -même s’il est évident que les ombres de l’expressionnisme allemand et de la nouvelle objectivité rôdent. Ce choix dont l’intéressée n’a pas dévié d’un iota, elle l’a payé au prix fort, en récoltant essentiellement l’indifférence des galeries et des collectionneurs de son vivant. Tout comme Pascal, on a voulu enfermer Alice Neel dans la case « arts mineurs ». On ne s’en étonne pas, car ce n’étaient pas seulement les formes et les couleurs qu’elle déployait qui prenaient l’époque à revers, c’était également ses valeurs qu’elle attaquait.  » Je ne voyais pas la vie comme un pique-nique sur l’herbe. Je n’étais pas heureuse comme Renoir« , a-t-elle régulièrement précisé.

Une parenthèse

La série d’oeuvres données à voir par la galerie Xavier Hufkens à Bruxelles est inédite. Il s’agit de paysages, natures mortes et portraits de famille qu’elle a réalisés dans le cadre rural de Spring Lake et du Vermont. On est loin de New York et de la comédie humaine. Cette parenthèse couleur vert tendre évoque des jours heureux, une légèreté inédite, à l’instar de ce portrait de Richard (1973), l’un de ses deux fils, enroulé dans un drap de bain. Les séjours de Neel en asile psychiatrique sont à mille lieues, elle peut s’offrir le luxe de poser un regard bienveillant sur l’enfance. Les lèvres humides et rouge pâle des petits disent ici moins la voracité que les baisers doux. Elle peint aussi un chien au regard pers, un poney placide ( Elizabeth, 1977). Ce monde que l’Américaine dépeint est celui-là même que l’on respire, touche et foule aux pieds -pas cette idée que l’on en conçoit intellectuellement. Il reste que ces éclats de bonheur ne dissimulent pas complètement le destin de condamnés à mort en sursis qui est le nôtre. On le devine dans le regard vide et les épaules voûtées de Ginny, qui semble vidée de sa substance par sa progéniture ( Ginny and Elizabeth, 1976). Mais c’est une toile ultérieure, Memories (1981), convoquant une douleur intense, qui fait mettre le genou à terre. Inachevé, ce portrait en pied est celui d’une gamine nue et hésitante. Tremblant, le tableau est convoqué par la seule mémoire. Il représente Isabetta, seule survivante des deux enfants de Neel et de son mari, l’artiste Carlos Enriquez. Toujours un spectre rôde au-dessus du bonheur.

Alice Neel in New Jersey and Vermont

Galerie Xavier Hufkens, 6 rue Saint-Georges, à 1050 Bruxelles. Jusqu’au 08/12.

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www.xavierhufkens.com

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