à sujet royal, tournage pharaonique: celui de Cléopâtre explosa son budget, fit vaciller la Fox, brûla Mamoulian, épuisa Mankiewicz, et consacra les amours brûlantes d’Elizabeth Taylor et Richard Burton.

Hollywood, au crépuscule des années 50. Si l’ensemble des studios souffrent de la concurrence accrue de la télévision, la Fox, qui reste sur quelques flops retentissants, est, pour sa part, carrément aux abois. En quête d’une grosse production susceptible de la renflouer, Spyros Skouras, son président, jette son dévolu sur Cléopâtre. Les reconstitutions historiques à grand spectacle, où la magie du cinéma opère à plein, ont les faveurs du public. Par surcroît, une adaptation de l’histoire, réalisée par J. Gordon Edward en 1917 avec Theda Bara dans le rôle titre, a connu un succès considérable – pourquoi ne pas simplement la remettre au goût du jour, propose-t-il au producteur indépendant Walter Wanger, cheville ouvrière du projet, que vient de relancer I Want to Live! de Robert Wise, qui a valu un oscar à Susan Hayward?

A cet effet, Wanger dispose d’un (modeste) budget de 2 millions de dollars, et de 64 jours de tournage. Le producteur a toutefois d’autres ambitions: non content de faire réécrire le scénario par le romancier Nigel Balchin, il engage un décorateur prestigieux, John De Cuir. Surtout, plutôt que Joanne Woodward ou Joan Collins, initialement pressenties, la seconde tournant même des essais, il avance le nom d’Elizabeth Taylor pour digne interprète de la souveraine égyptienne. L’actrice n’a pas qu’une royale beauté, elle a aussi un sacré tempérament et une santé fragile. Préventions qu’ignore Wanger, à qui elle oppose toutefois une fin de non-recevoir déguisée: elle acceptera le rôle moyennant un cachet d’un million de dollars – du jamais vu à l’époque. Contre toute attente, la Fox accède à sa demande, voyant dans la présence de la star au générique la garantie du succès, le budget dut-il quelque peu déraper.

Pinewood sur Nil

Ce faisant, le studio inaugure, à ses dépens, le règne de la « star power ». Les exigences de Liz Taylor ne sont pas uniquement financières, en effet, mais également techniques – elle impose le procédé Todd-AO, imaginé par son défunt mari Mike Todd, et dont elle détient les droits -, et logistiques: le tournage devra se faire en dehors des Etats-Unis. En conséquence de quoi, la production s’installe aux studios de Pinewood, en Angleterre, nul ne semblant s’inquiéter de la difficulté de reproduire le climat égyptien sous les tristes cieux britanniques.

Pour mettre en scène le destin légendaire de Cléopâtre, et ses relations avec César et Marc Antoine, le choix se porte sur Rouben Mamoulian, un esthète réalisateur, 30 ans de Hollywood et des films peu nombreux, mais étincelants, de Queen Christina avec Garbo, à Silk Stockings avec Fred Astaire et Cyd Charisse. Alexandrie reproduite à Pinewood à grands frais, le tournage peut débuter, avec des acteurs anglais aux côtés de la star: Peter Finch sera César, Stephen Boyd, Marc Antoine, et Keith Baxter, Octavius. L’invitée (à demi) surprise est toutefois la météo, désastreuse qui, Liz Taylor malade, impose une première interruption de la production, circonstance que met à profit Mamoulian pour retravailler le scénario. A la reprise du travail, un climat délétère s’installe. Menaçant de démissionner, Mamoulian a la surprise de voir Skouras prendre le parti de la star, et le débarquer, en janvier 61. Après 16 semaines de tournage, Cléopâtre, qui a déjà englouti 7 millions de dollars pour à peine 10 minutes utilisables, se retrouve sans personne à la barre.

L’homme providentiel se nomme alors Joseph Mankiewicz. Non content de compter parmi les plus grands réalisateurs de Hollywood, il est aussi apprécié de Liz Taylor, qui vient de tourner avec lui Suddenly Last Summer. S’étant fait un peu prier, Mankiewicz commence par vouloir… réécrire le scénario. Les circonstances jouent en sa faveur, sous la forme d’une pneumonie qui laisse l’actrice entre la vie et la mort et repousse le tournage de plusieurs mois. Cinecitta est alors préférée à Pinewood, la production reprenant pratiquement à zéro, avec érection de décors somptueux – on épuisera les matériaux de construction de toute l’Italie! -, et nouveau casting: proche de Mankiewicz, Rex Harrison campera César, Richard Burton incarnant pour sa part Marc Antoine.

Les retards et dépassements de budget prenant des proportions pharaoniques, le réalisateur est sommé, en septembre, de tourner dans l’urgence, sans avoir bouclé le scénario, ce qui lui impose un rythme démentiel, soutenu à grand renfort d’injections. Avec aussi pour conséquence pratique que la réalisation avance au fil de l’écriture, en dépit du bon sens économique. Des acteurs restent ainsi parfois inoccupés des semaines durant. A tel point que, dé-s£uvré, Roddy McDowall (Octavius) demandera à Darryl Zanuck de lui offrir un second rôle dans The Longest Day, où Burton fera également un cameo.

Richard Burton, justement, est au c£ur de la nouvelle tempête qui frappe la production en janvier, lorsque sa liaison avec Liz Taylor est révélée à la face du monde. La presse se déchaîne et poursuit le couple glamour, avec de multiples dommages collatéraux, allant du divorce de l’acteur à l’intervention du Vatican qui condamne l’actrice. Une affaire que la Fox ne manquera pas d’exploiter lors de la sortie du film, capitalisant sur leur liaison pour appâter le chaland. Il faudra bien cela, il est vrai, tant les affaires du studio ont dangereusement périclité entre-temps, du fait d’avoir mis tous ses £ufs dans ce seul panier sans fond. Dirigeant historique de la Fox, Zanuck revient bientôt aux affaires, évinçant Skouras dans la foulée de Wanger. Quant à la production, elle se voit couper les vivres, et Mankiewicz prier de finir le film dans les meilleurs délais, avec un budget réduit à peau de chagrin. La photographie terminée en juillet 1962, le montage de Cléopâtre sera à peine moins épique, et opposera violemment le dirigeant du studio à son réalisateur. En lieu et place des 6 heures escomptées par ce dernier, et orchestrées en 2 films miroirs, ne subsistera qu’une £uvre unique, rabotée à 4 heures et des poussières. Et encore, le temps de quelques semaines, à peine. Après quoi, la durée exceptionnelle du film ne permettant qu’une séance par soirée – avec des conséquences inévitables sur les recettes -, Zanuck imposa qu’il soit ramené à 3 pour son exploitation courante. Si Elizabeth Taylor vomit littéralement cette version, le public, lui, goûta les merveilles d’opulence dispensées à l’écran – il ignorait, après tout, ce dont rêvait Mankiewicz. Sorti en juin 63, le film connut d’ailleurs un succès certain, rapportant 24 millions de dollars en première sortie, et finissant par couvrir son budget pharaonique qui culminera à 44 millions de dollars de l’époque – soit, environ 450 millions de dollars d’aujourd’hui.

3 films en 1

Effet de la marche inexorable du temps, Cléopâtre est inscrit dans les mémoires en raison de ses « extras » et de sa démesure plutôt que de ses qualités intrinsèques. Peu de films ont eu, il est vrai, le « privilège » rare de pratiquement provoquer la faillite d’un studio – il y eut bien le naufrage financier du Heaven’s Gate de Michael Cimino, qui fit vaciller la United Artists. Et qui, surtout, signifia la fin d’une récréation qui avait permis à une série de jeunes auteurs américains, les Coppola et consorts, de mettre à mal l’industrie hollywoodienne, pour lui imposer leur vision. Comme Zanuck en son temps, le système s’employa à y mettre « bon » ordre. A voir Cléopâtre aujourd’hui, on ne peut que partager le sentiment exprimé par Mankiewicz, contraint de sabrer dans son £uvre: « Ce ne sera pas un grand film, mais peut-être un bon… » Et de fait, ce drame historique flamboyant déploie magistralement ses arcs multiples, exploration des mécanismes du pouvoir à laquelle l’auteur confère une coloration douloureusement intime, en même temps qu’à fleur de passion. Ce que traduit parfaitement une mise en scène qui cumule moments grandioses – l’entrée, triomphale, de Cléopâtre à Rome est l’un des sommets du spectacle hollywoodien -, et autres d’une tragique intensité – l’étincelant et poignant final, justement royal. A quoi vient s’ajouter, palpable, l’incandescence de l’amour entre Taylor et Burton qui, pendant toute la seconde partie du film, embrase la pellicule. L’histoire du couple allait se prolonger bien au-delà de Cléopâtre, tant à l’écran, avec les divers films qu’ils tourneront ensemble ( The Comedians, The Taming of the Shrew et, bien sûr, Who’s Afraid of Virginia Woolf?, mémorable scène conjugale et second Oscar pour Liz Taylor), que dans la presse people (deux mariages et autant de divorces) et dans la légende. Mankiewicz, pour sa part, faillit bien ne jamais s’en remettre. « Cléopâtre fut conçu dans l’urgence, tourné dans l’hystérie et terminé dans une panique aveugle. Ce sont les trois films les plus durs que j’aie jamais faits », expliquera-t-il à Howard Reid, dans une déclaration restée fameuse. Quatre ans de silence précèdent The Honey Pot, que suivront encore There Was a Crooked Man et Sleuth, sans que le génial auteur de Eve et The Ghost and Mrs Muir retrouve jamais son aura d’antan. Plus cruel sera le sort de Walter Wanger, qui ne produira plus aucun film, et de l’excellent Rouben Mamoulian, dont cette expérience amère constituera la fin de carrière. La Fox, pour sa part, est toujours là, seule sans doute Cléopâtre pouvant toutefois prétendre à l’éternité…

Texte Jean-François Pluijgers

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