SUR LES PAS D’UN HOMME S’OPPOSANT AUX PROJETS DE POTENTATS LOCAUX, ANDREÏ ZVYAGINTSEV, L’AUTEUR DE ELENA, DONNE DE SON PAYS UNE VISION CONFINANT AU DÉSESPOIR. ENCORE QUE…

Dans sa note d’intention à Leviathan, Prix du scénario lors du dernier festival de Cannes, le cinéaste russe Andreï Zvyagintsev écrit notamment: « Il y a, dans la vie de chaque homme, un moment clé où il se retrouve face au système, au « monde » et où il doit défendre son sens de la justice, son sens de Dieu sur Terre. » Cet homme, c’est Kolia -Alexeï Serebriakov, extraordinaire-, figure centrale du quatrième long métrage du réalisateur (lire critique page 22). Vivant avec les siens dans une petite ville des bords de la mer de Barents, il est l’objet de pressions du maire et des notables de l’endroit, impatients de l’exproprier afin de faciliter des projets immobiliers. A quoi il va opposer ce qui ressemble à l’énergie du désespoir. De quoi composer un profil de « héros tragique » n’étant pas sans évoquer le Michael Kohlhaas d’Heinrich von Kleist, parallèle d’autant moins fortuit que Zvyagintsev pensa un temps adapter le roman, le film d’Arnaud des Pallières, avec Mads Mikkelsen dans le rôle-titre, lui coupant toutefois l’herbe sous le pied. « Mais ce sujet est éternel -on le retrouve déjà dans Le livre de Job. Et il est aussi universel: cette histoire pourrait se produire dans n’importe quel pays, sous n’importe quel gouvernement. »

Killdozer en Russie

Comme pour mieux illustrer son propos, le fait divers à l’origine de Leviathan s’est d’ailleurs déroulé… aux Etats-Unis, dans l’Etat du Colorado, en 2004. Harcelé par les autorités locales qui souhaitaient disposer de ses terres, un homme, excédé, avait entrepris de construire un bulldozer blindé afin de détruire la ville de Granby, démolissant une dizaine de bâtiments avant de se suicider -l’affaire est connue sous le nom de « Killdozer ». « J’ai eu vent de cette histoire il y a une demi-douzaine d’années déjà, et elle n’a cessé, depuis, d’occuper mes pensées. J’ai donc décidé d’en faire un film, et en m’y attelant, je me suis dit qu’il serait tout à fait pertinent de la situer en Russie. » Et pour cause: avec ce film, Zvyagintsev poursuit l’oeuvre entamée avec Elena, livrant, tout en finesse, une critique aiguisée d’une société russe gangrénée par la corruption et d’autres maux plus ou moins sévères, au rang desquels la collusion entre le pouvoir et l’Eglise orthodoxe. « On trouve, dans mes films, le reflet de la mentalité russe, quelque chose qui remonte au Moyen-Age, et qui veut qu’un homme de pouvoir puisse disposer comme il l’entend d’un homme ordinaire. Les petits oligarques de Leviathan renvoient aux plus puissants: ils ne sont jamais que la copie à leur échelle d’un pouvoir plus grand. Quant à l’Eglise, elle a toujours entretenu des liens privilégiés avec le pouvoir, il n’y a rien de nouveau à cela. Un haut responsable de l’Eglise russe a d’ailleurs déclaré, parlant des relations avec l’Etat, qu’il s’agissait de collègues, dont chacun oeuvrait dans son domaine. »

Si le tableau est objectivement fort sombre, le réalisateur l’accommode toutefois à sa façon, refusant le pensum pour procéder par fulgurances visuelles. Ainsi d’une scène, inouïe, où le mouvement souverain d’une immense baleine semble incarner à lui seul la puissance de la nature, la vie s’imposant alors dans une mer de désolation. Une interprétation parmi d’autres, Zvyagintsev étant satisfait de l’impression produite: « Si l’on ne peut la décrire par des mots, c’est qu’il y a là une image très forte. » Manière, aussi, de reformuler le pouvoir du cinéma. Au passage, le réalisateur nourrit encore son film, et son propos, de particularismes -ainsi d’une consommation de vodka qui semble ne pas connaître de frein, et dont il observe qu’elle n’est jamais que « le reflet de la réalité. C’est une sorte d’arrière-plan. La vodka est présente massivement en Russie, parce que certaines personnes ignorent jusqu’à l’existence du vin, et combien c’est une boisson délicieuse. Certains en éclusent énormément, considérant même qu’il s’agit d’un sport. Satisfaction, un film sorti récemment, ne montrait rien d’autre, pendant 1 h 30, que deux acteurs assis à une table en train de boire de la vodka. Il y avait bien un dialogue entre eux, mais l’enjeu, c’était de savoir lequel des deux allait s’effondrer le premier. » Commentaire qu’il assortit d’un sourire qui en dit long sur un humour qu’il a assez décoiffant.

De la lumière, malgré tout

Leviathan adoptant une ligne résolument critique, on interroge le réalisateur sur les dangers liés à la condition d’artiste dans la Russie d’aujourd’hui. « Si vous faites allusion aux Pussy Riot, je ne vois rien d’artistique dans leur démarche, il n’y avait là que politique, tempère-t-il. Mais si l’on parle d’art, et de cinéma, je n’ai pas mémoire d’un exemple où un artiste ait été menacé, ou empêché de s’exprimer. Un film comme Cargo 200, d’Alexei Balabanov, mettait en lumière certains des problèmes majeurs liés à la vie en Russie. S’il n’a pas été très largement diffusé, il n’a pas été interdit, ni retiré de l’affiche pour autant. On va voir ce qu’il adviendra de mon film, mais pour le moment, tout va bien -un temps menacé d’interdiction, Leviathan sera finalement autorisé de sortie, et même désigné représentant de la Russie dans la course aux Oscars. Du reste, Zvyagintsev veille-t-il à terminer la conversation sur une note d’espoir: « Bien sûr que l’espoir subsiste. Mon film est sombre, c’est vrai, mais il ne montre jamais qu’une partie de la réalité. Il y a de l’espoir, et de la lumière… » Vu de Cannes, en effet…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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