Début des années 80, le punk se meurt à petit feu. Pour mieux en allumer d’autres à gauche et à droite. Par exemple avec la cold wave, où la déprime succède à la furie, les questionnements existentialistes à la contestation sociale. Oh my goth!

« Je conseille à Monsieur Ndlr de prévenir les instances supérieures de RTT, une nouvelle guerre Cure/Anticure se prépare de nouveau sur votre chant de bataille favori, RTT!!! Alors no ways!!! Zut à Sid!!! Tintin is dead! Aids veux-tu sortir ta jambe droite de l’eau Signé Bidouille, le rejeton préféré de Cousteau. » Extrait de la rubrique Messages à l’humanité, courrier des lecteurs de Rock This Town (RTT), juillet 1989.

Les années 80. Dans les colonnes du mensuel rock (belge) Rock This Town, la lutte fait rage. Entre les fans de U2, les disciples de Depeche Mode et les dingues de The Cure, c’est la guerre. Bientôt, toutes ces forces, rassemblées au début sous le terme très vague de new wave, s’uniront à nouveau pour faire front contre la vague new beat, cette version belgo-rigolarde de l’acid house. Pour l’instant cependant, chacun défend sa chapelle férocement.

Drôle de décennie quand même. Aussi futile dans ses obsessions matérialistes que fascinante dans ses explorations en tous genres. Un fait tout de même: pour la première fois, le rock a pignon sur rue. C’est à la fois sa grande victoire et le début de sa défaite. Musique considérée jusque-là comme oiseuse, sauvage, le rock ne fera plus jamais vraiment peur, ou alors pour être aussi vite marginalisé.

Des chiffres et des lettres

N’empêche: qui se plaindra, par exemple, de voir enfin du rock à la télé? A la RTBF, après Follies, c’est dans Génération 80 que viennent jouer des groupes comme les Simple Minds, The Cure… En France, les Enfants du rock vont enfoncer le clou. Dès 1981, le nouveau gouvernement socialiste met fin au monopole d’Etat sur les ondes radio. Le nouveau ministre de la Culture en particulier, Jack Lang, a la cote. « Avec Jack, le jeunisme devient dans les années 80 une affaire d’Etat, écrit Benoît Sabatier dans Nous sommes jeunes, nous sommes fiers. Libération est un quotidien rock? Canal + est une chaîne rock? Le ministère de la Culture sera un ministère rock. Le rock, misère, est devenu une culture, lui aussi. »

Et pas seulement. Il devient aussi rapidement un produit comme les autres. En 84, la pub est autorisée en radio. MTV arrive et bouleverse la culture jeune. Michael Jackson crée avec Thriller une sorte d’esperanto musical, tandis que U2 cravache pour imposer son rock héroïque. Dans son premier numéro des années 90, le mensuel Best fait le bilan. Francis Dordor, ancien rédac chef, synthétise: « En 1981, Bono expliquait à cette auguste revue ce qui l’avait poussé à choisir pour nom de groupe, une lettre et un chiffre: ‘Cela ne définit ni un groupe punk, ni un groupe Mod, ni Heavy Metal. Beaucoup nous posent cette question: ‘mais quel genre de groupe êtes-vous?’ On les sent inquiets. Tout le monde connaît la lettre U et le chiffre 2. C’est universel. En fait il s’agit plus d’un signe qu’un nom véritable’. «  Et Dordor de conclure: « Bono, sans le savoir encore, avait 2 fois raison. U2 est en effet universel, aimé par des gens venus de tous les horizons. U2 n’est pas une morale, ni une secte, il n’a aucun message. U2 est un signe. U2 espère seulement que ceux à qui s’adresse ce signe, y trouveront assez de force pour ne pas chuter dans le vide. » Le rock, moins comme offensive que comme pansement pour vie en errance. Le rock, davantage comme un média rassembleur que comme le vecteur d’une identité contestataire.

L’affaire n’est cependant pas aussi simple. C’est que si le rock veut se faire aimer de tout le monde -quand il ne se met pas carrément en tête de sauver la planète (voir le Live Aid, le concert pour Mandela…)-, les frustrations de l’époque demandent toujours à être expulsées en musique.

Jusqu’ici une tribu répondait souvent à l’autre: les rockers vs les mods, les punks vs les hippies. Désormais, ce sont des dizaines de chapelles qui se répondent les unes aux autres. Le terreau commun: le punk. On le pensait coup de tête un peu primaire. Mais c’est à partir de là que vont se développer post-punk, no wave, cold wave, new wave… Du côté de New York, le mouvement, pince-sans-rire, s’intellectualise en même temps qu’il se met à danser, influence disco oblige -des Talking Heads à… Kid Creole. Du côté de l’Europe, le paysage est un peu différent. Plus sombre, plus plombé. En Belgique, les Front 242 sont en passe de devenir des héros nationaux, balançant ce qui ressemble souvent à du punk réalisé par des machines. De l’autre côté de la Manche, cela part dans tous les sens.

Joy Division notamment a posé les bases d’une version plus existentialiste que contestataire du punk. Plus neurasthénique aussi. En mai 80, Ian Curtis est retrouvé pendu, ce qui achève de consacrer l’aura crépusculaire du groupe. Quelques années plus tôt, les Sex Pistols faisaient scandale sur le plateau de la BBC ( voir Focus n°28). A leurs côtés, on retrouvait Siouxsie. Avec ses Banshees, elle symbolisera le courant gothique qui va essaimer petit à petit un peu partout. On parlera aussi de cold wave pour évoquer tous ces groupes qui, de Dead Can Dance aux Cocteau Twins, font descendre la température ambiante en dessous de zéro. Finie la contestation sociale, place aux tourments intérieurs.

Alors que les hit-parades sont trustés par les projets pop synthétiques maniérés, le gothique va ainsi fournir une alternative torturée et angoissée à la jeunesse occidentale. A Londres, dans Soho, l’un des points d’accroche de cette scène s’appelle… la Batcave, la « Cave aux chauve-souris », qui charrie son lot de freaks et de marginaux. Comme l’explique Simon Reynolds dans Rip It Up And Start Again, consacré aux différents courants post-punk, « le gothique et la New Pop partageaient toutefois une racine commune: le glam ». De fait, les groupes afficheront volontiers des looks extravagants. « Les visages offraient une pâleur cadavérique, tandis que les cheveux, toujours noirs, se coiffaient en pétard ou plaqués en arrière. On portait des chemises à jabot Régence, des chapeaux haut de forme, du cuir, des colliers cloutés, le tout agrémenté de bijoux religieux, occultes ou macabres. »

Dans la cour de récré des collèges et lycées, un groupe en particulier rassemble ceux que l’on appelle parfois les « corbeaux »: The Cure. La formation anglaise sort un premier album en 1979, Three Imaginary Boys: une collection de chansons pop ciselées par des guitares et une basse post-punk. Dès l’album suivant, Seventeen Seconds (1980), le groupe creuse cependant une veine dépressive qui se fait de plus en plus abyssale ( Faith, 1981), quand elle ne devient pas carrément étouffante ( Pornography, 1982). A la tête du groupe, Robert Smith geint plus qu’il ne chante, et propose des mélodies et des textes d’un désespoir inouïs. Bientôt, il va arborer le look qui sera copié par des légions de fans: coiffure en pétard, mascara autour des yeux, lèvres grossièrement rougies au lipstick, chemises amples…

Malgré les multiples changements de personnel et autres « dernières » tournées, The Cure existe toujours. Son influence n’est évidemment plus la même, mais les apparitions de Robert Smith continuent de faire courir les foules. La sortie d’une édition Deluxe de l’album Disintegration est venue récemment rappeler toute l’importance qu’a pu avoir The Cure ces années-là. Paru initialement en 89, le disque est celui d’un groupe à son apogée, chef-d’£uvre magnifiquement plombé, pièce essentielle d’une certaine idée du rock, qui va tout doucement marquer le pas. C’est que la fin des eighties est chamboulée par une nouvelle révolution. Et cette fois-ci, elle ne se déroule plus dans les caves, mais sur la piste de danse. Les Smiths, autre groupe emblématique de l’époque, se séparent en 87. Dans le Manchester Music City de Johnn Robb, Johnny Marr explique: « Je disais: ‘Il faut qu’on change, il faut se renouveler -on ne peut pas faire semblant de vivre dans un film en noir et blanc éternellement.’ J’étais fan de musique, j’avais vingt-trois ans et j’étais content de voir ce qui sortait (de) ma ville natale. Le mouvement n’avait pas encore de nom, c’était avant que tout le monde se mette à porter des T-shirts à smileys. » A la déprime des gothiques, succèdent bientôt les sourires extatiques de l’acid-house. Mais c’est une autre histoire…

la semaine prochaine: le grunge

Texte Laurent Hoebrechts

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