Le mot « flirt » a été inventé pour l’été. Il est l’expression même du désir, avant de cristalliser son souvenir. La jeune fille s’appelle Claudia -ou Julie? ou Rita?-, porte un chemisier blanc qu’une ceinture étrangle à la taille, soulignant le dessin naturel de ses hanches. C’est une silhouette en extension, les mains au ciel. Ses cuisses sont longues et brunes. Ses cheveux, coiffés n’importe comment. La raquette semble lui fournir un merveilleux prétexte pour danser. La photo a été prise à Rimini, comme elle aurait pu l’être à Hossegor ou Faro; elle nous accompagne partout. Nous imaginons la jeune femme reposer sa raquette, s’essuyer le front du revers du bras puis s’effondrer sur sa serviette, passant le reste de l’après-midi à faire couler le sable entre ses orteils en levant la jambe. Nous ne pouvons pas lui donner d’âge. Elle restera à jamais « la fille de cet été-là ». Nous avons rencontré une autre jeune femme, identique et différente. Puis encore une autre, belle sans efforts, rappelant les précédentes sans pour autant les égaler. L’été, nous sommes nombreux à la regarder lorsqu’elle sort de l’eau. Elle ne sourit pas, trop occupée à vivre. Les grandes vacances sont toujours trop courtes à ses yeux. Elle répète qu’elle n’est belle qu’un mois par an. Nous lui promettons de l’aimer au moins jusqu’à l’hiver. Elle ouvre un oeil pour voir si nous la photographions; c’est le cas. Elle a dix ans soudain. Sourit. Nous avons l’un et l’autre un oeil ouvert, l’autre fermé. On entend le bruit des vagues au loin, mêlé à celui des haubans qui claquent contre le mât des bateaux. Le ciel tient pour une fois toutes ses promesses. Nos chevilles disparaissent sous le sable et nous nous demandons un instant ce que nous fichons là, comme à la lisière de deux mondes, de deux états, et, de même qu’il nous arrive de résister une poignée de secondes avant de sombrer dans le sommeil, nous éprouvons un mélange de griserie et de réticence au moment de plonger sous les vagues. Là-haut, les enfants se bousculent devant le glacier. Les plus jeunes sautillent sur place en tenant leur pièce à bout de bras. Leurs cornets répandent des taches le long de la digue, même si la lumière lave tout. Chacun profite au mieux de cette trêve estivale où la liesse finit par éclore du délassement. Sous la surface, nous respirons le plus lentement possible, comme si la diminution de notre rythme cardiaque pouvait insuffler au temps sa propre pulsation. Nous avons des pensées simples, l’inquiétude s’est maintenant dissipée -nager nous suffit. Bientôt la chaleur tombera et la nuit offrira un second jour. Nous roulerons vite à scooter et l’air nous semblera plus parfumé que d’habitude. Au bar de la corniche, notre amie attendra que le DJ passe de vieux standards pour se mettre à danser. C’est la règle: nous n’en profiterons jamais assez. L’été contient sa propre nostalgie. Il est cette plénitude diffuse qui place le corps au sommet de lui-même -l’exalte, le restitue. Il est ce mauvais souvenir d’avoir été trop bon. Nous nous confions l’un et l’autre. Nous lui racontons que notre père est mort un 10 août. Notre amie hausse les épaules. Cela lui paraît doublement cruel de mourir en été, comme si, en partant, le défunt nous confisquait la plus belle saison de l’année. Nous repensons à toutes les photos de lui que nous n’avons pas prises cet été-là. Lui allongé sur une chaise longue, protégé par un parasol, ses lunettes de soleil sur l’extrémité du nez, un verre de rosé à la main (ou un livre policier). Lui assis au restaurant, avec son journal, observant le spectacle une dernière fois -tous ces groupes au visage cramoisi, ces enfants qui hurlent dans les bras de leurs parents, les bouées, les chapeaux, les paniers en osier. Notre amie cite Jacques Henri Lartigue qui voulait « empailler le bonheur ». Nous mettons un point d’honneur à avoir bon goût. Elle aime bien les photographes hédonistes, à condition qu’ils soient aussi mélancoliques. En gros, elle apprécie ceux qui voient double, c’est-à-dire qui ressentent ce qu’ils vivent en même temps qu’ils pressentent ce qu’ils sont en train de perdre -« Tu vois ce que je veux dire?« , dit-elle. Nous lui parlons de Claude Nori, de ses photos de bains de mer et de soleil, comme inondées, saturées par la beauté des êtres et des choses. Nous lui montrons la photo de la jeune femme de Rimini que nous conservons dans la mémoire de notre téléphone. Cette belle brune à la raquette résumant l’amour, l’adolescence, la joie et le regret. Le soir, avant de ressortir, nous feuilletons ensemble l’un de ses livres dans la véranda. Elle tourne les pages, observe comment le photographe capte la légèreté du monde -la densité de la pinède et la profondeur de la peau nue. Elle dit que ses photos italiennes ressemblent à des films italiens. La Fille à la valise, Le Fanfaron, L’Avventura. Nous échangeons des considérations sans importance sur la valeur de l’instant -qu’elle préfère gracieux plutôt que décisif. Elle prépare du thé noir rapporté d’un séjour au Sri Lanka, écrase un moustique contre la baie vitrée à l’aide d’une espadrille. Nous lui expliquons que Claude Nori vit toujours sur la côte basque. Il paraît même qu’on peut l’apercevoir de temps à autre à Biarritz, près de la plage, son Nikon autour du cou. « On pourrait aller le voir« , suggère-t-elle. Pour elle, les choses semblent si faciles; il suffit de longer la côte vers le sud. « Et la jeune fille de la photo?« , demande-t-elle. Elle, c’est différent. Elle a disparu pour de bon et c’est ce qui la rend éternelle.

CHAQUE SEMAINE, UN ÉCRIVAIN DÉPLOIE SON IMAGINAIRE À PARTIR D’UNE PHOTO DE SON CHOIX.

ERWAN DESPLANQUES

NÉ EN 1980, ERWAN DESPLANQUES A GRANDI À REIMS. APRÈS DES ÉTUDES DE LETTRES ET DE JOURNALISME, IL S’INSTALLE À PARIS, ET COLLABORE NOTAMMENT À LA REVUE LITTÉRAIRE DÉCAPAGE. SI J’Y SUIS, SON PREMIER ROMAN (2013), ET UNE CHANCE UNIQUE, UN RECUEIL DE NOUVELLES (2016), SONT TOUS DEUX PARUS AUX ÉDITIONS DE L’OLIVIER.

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