Kostas Kalafatis est-il un John Lee Hooker méditerranéen? Ce vétéran du rebétiko, blues grec né de la douleur de l’exil et des plaisirs interdits, est à l’affiche du prochain Balkan Trafik à Bruxelles. Rencontre dans la Grèce révoltée d’aujourd’hui…

Des voitures ont flambé, des vitrines ont été brisées et des cocktails molotov ont plané dans le ciel gris d’Athènes. Une nuée de graffitis défigurent les bâtiments de la ville; on y lit des slogans tels que  » Libérez les prisonniers de décembre » ou le plus métaphysique  » Vivre, pas survivre ». Une révolte étudiante dans les vieilles rues de Grèce. Athènes bien sûr, mais aussi Thessalonique et d’autres cités du vieux pays philosophe qui découvre son mai 68 à l’hiver 2008.  » Les jeunes ont le rebétiko dans le c£ur mais la B.O. de ces révoltes, c’était plutôt le rap. Quand Los Angeles a flambé, le blues était dans toutes les mémoires parce qu’il exprime une souffrance éternelle mais la musique qui jaillissait des voitures et des maisons, c’était le hip hop. » Kostas Kalafatis a une bonne gueule de pirate. Il ressemble à ce qu’il est: un agitateur de mots, un fils de l’exil, un poète des incertitudes et du plaisir,  » Un rebète, un homme qui se balade, un observateur de la société, un philosophe »…

Né dans la douleur de l’exil

A première vue, Athènes a autant de prestance qu’un vieux chien borgne. Ses banlieues kilométriques et sans grâce sont arrimées à des HLM atones. Heureusement, il y a le bleu du ciel pour laver le décrépi informe qui s’étend sur plus de quatre millions d’âmes. Le centre, gavé de circulation, révèle un soupçon de charme grâce aux maisons de pierre ancestrales qui lèchent les contreforts de l’Acropole. Mais c’est en dehors du confort, dans les zones suburbaines natives des années 20 que le rebétiko, lamento local, est né. Aux vierges oreilles occidentales, la musique grecque s’arrête aux clichés bouzouki de Zorba le grec (tube filmé de 1964) ou aux expérimentations glorieuses de Mikis Theodorakis. Mais il suffit d’entendre la façon dont Kostas Kalafatis prend une chanson dans ses bras pour comprendre que ce blues local a aussi la gueule de bois des meilleurs tangos.  » C’est étrange comme ces deux musiques, nées dans les années vingt à dix mille kilomètres de distance, ont été soumises à un destin parallèle dans leur volonté de braver les interdictions d’une bonne société qui ne voulait pas, officiellement, ni les voir ni les reconnaître. Avant de finalement s’en enivrer totalement. Le rebétiko a des connexions avec toutes les musiques authentiques: ainsi, Django Reinhardt a beaucoup influencé notre virtuose Manolis Chiotis. » Quand il chante, le quinquagénaire raidi par une mauvaise maladie rhumatismale, oublie sa fragile coquille. A pleine voix – mi-chanteur d’opéra, mi-crieur de rues -, l’artiste fissuré libère ses fiers dénuements de rebétiko, en emprunte les plus belles notes rauques. Il y a du drame dans les mots grecs (incompréhensibles) et du plaisir dans les accords vengeurs de bouzouki qui raclent le fond de l’âme avec une électricité sans âge. Si le tango est né, littéralement, dans les bordels de Buenos Aires, le rebétiko a été enfanté par le bordel de l’histoire et une mauvaise guerre de plus. Quand la Grèce de 1922 décide de réclamer des territoires hellénisés en Turquie, elle provoque une hémorragie majeure. Plus d’un million de Grecs de la région d’Izmir (Smyrne) sont obligés de fuir la saignée, citoyens privés soudainement de tout. Kostas:  » Cela a été le cas de mon grand-père paternel et d’un nombre considérable de gens plutôt éduqués, souvent nantis, que l’exil en Grèce continentale a complètement dépouillé de leurs biens, de leur identité, de leur vie ». A l’image des Français rapatriés d’Algérie pour cause d’indépendance, ces Grecs orientaux sont parqués dans des quartiers rudimentaires improvisés aux portes des villes. Plusieurs centaines de milliers de personnes viennent engrosser Athènes et le port voisin du Pirée, qui ne leur pardonneront pas si facilement.

En Turquie, le haschisch envahit librement les cafés et les récits des Grecs locaux. De retour dans un pays que la plupart ne connaissent pas, les nouveaux exilés continuent la fumette et dopent les soirées au narghilé mais dans le mutisme obligatoire des existences niées. Le haschisch est illégal, les chansons le deviendront. L’amertume, la colère, la révolte, sont mis en musique avec des parfums orientaux hérités de l’ancienne Byzance. Une légende se crée vite dans l’underground où l’interdit attire les gueules cassées, les apprentis-gangsters, toute la faune sauvage de l’époque. Faut voir sur les photos jaunies comment les musiciens, en borsalino et costard croisé, posent avec leur baglama – un mini-luth assez petit que pour être introduit clandestinement en prison – à la manière d’une bande de hors-la-loi et fiers de l’être. Il y a Markos la moustache, Crazy Nick et puis aussi Giorgos Katsaros.  » Il est revenu jouer d’Amérique à Athènes, cela devait être dans les années 90, il avait déjà 95 ans et on dit qu’il avait été l’ami d’Al Capone. » La Grèce des années 20 n’est guère libertaire et lorsque déboule la décennie suivante, c’est la dictature du général Metaxas qui écrase toute velléité d’esprit libre. Kostas:  » L’un des plus célèbres, si pas le plus légendaire des rebètes, s’appelle Markos Vamvakaris. A une époque où cette musique est complètement bannie de la société, il écrit des chansons telles que Ceux qui deviennent Premier Ministre qui raconte, grosso modo, que tous les députés feraient mieux de se défoncer au hash et de se faire oublier pour leur inefficacité complète! Il y a aussi Barbara , nom de la fille du dictateur Metaxas, qui attrape le poisson tous les soirs. Le poisson n’étant qu’une méta- phore du pénis… » Cette dérision pro- voc – on est dans les années 30… -, qui moque l’autorité, s’accompagne d’autres us et coutumes moins drôles: les rebètes voyous mangent de la prison, d’autres, Keith Richards précoces, overdosent sordidement.

Sciure de bois et poisson salé

Kalafatis, diplômé de biologie, est un spécimen original qui découvre fortuitement le rebétiko,  » grand-mère de toutes les formes actuelles de musique urbaine ». Sa première musique apprise vient de son père, chanteur professionnel de l’Eglise orthodoxe, drillé aux harmonies disciplinées des fameux moines du Mont Athos.  » Moi aussi, j’ai été forcé de chanter à l’église explique Kostas, conscient que son empreinte vocale en a conservé des traces d’ADN. Et puis en 1974, à la fin du régime des Colonels(1), il y a eu un grand mouvement de redécouverte du rebétiko qui avait été oublié dans les années 60. Là, tout à coup, les étudiants mais aussi les ouvriers, en particulier ceux de la construction, se sont emparés des vieilles chansons et en ont voulu des nouvelles. J’avais vingt ans et j’ai fait partie de cette troisième génération, avide de connaître l’histoire et de la propager ». A Patras(2) où il a échoué, Kalafatis orchestre des nuits blanches, interminables cavalcades alcoolisées de chansons sulfureuses noyées dans les tavernes du port qui ne ferment jamais. Le rebétiko se danse aussi. Parfois seul, sur soi-même, le bras courbé pour un amour qui ne semble pas venir. C’est comme cela depuis que les premiers disques sont sortis à… New York dans les années 20, popularisant la tradition du Café aman, ces lieux a priori guère bien fréquentés, où les chansons s’alignent sur un buffet de rires, d’alcool, de mezzés et de poisson salé. Le sol est jonché de sciure de bois, de mégots morts, parfois aussi d’autres souvenirs plus sentimentaux. Kostas: « A Patras, il y avait l’influence des chansons sucrées, italiennes, des îles ioniennes et puis tout l’apport oriental, la tradition de Smyrne, de bonnes conditions pour une rénovation du rebétiko. Je jouais six jours par semaine, je me baladais partout avec mon baglama, je vivais de ma musique, j’ai décidé de ne plus jamais faire de biologie. » Il a dès lors un sacré champ d’exploration devant lui: les huit mille chansons du rebétiko…

Maintenant qu’Athènes a tellement grandi, elle étreint les faubourgs du Pirée. Ensemble, les deux villes forment une mégalopole boursoufflée qui s’étend paresseusement le long de la mer. Partout, des maisons défaites et abandonnées par le temps. Partout, des squelettes d’immeubles qui ne seront jamais terminés. Lamême gueule d’atmosphère hors-temps habite la taverne où Kostas va jouer son samedi soir. Malgré son dos cassé qui lui donne une curieuse allure robotique, ce mec est d’une gentillesse et d’une prévenance déconcertantes. Il vit entre Athènes, pourvoyeuse de boulot, et l’île de Skopelos, un bout de paradis de la Mer Egée. Sa femme qui, comme toutes brunes grecques, se la joue fausse blonde et enchaîne les clopes, est là aussi. Avec Yiannis, l’agent de Kostas et des amis qui rient, chantent et boivent. Mangent, chantent, boivent, crient. Encore et encore. Un défilé quasi ininterrompu de vendeurs de fleurs rappelle que la Grèce, pays poreux, a accueilli un million d’Albanais depuis que le carcan de l’Est a explosé… Vieux pays croyant où en 2009, les gens se signent encore – à trois reprises – lorsqu’ils passent devant une simple église d’Athènes. Le rebétiko ignore Dieu et Kostas ne chante pas l’immortalité. Il s’est assis derrière une simple table carrée du restaurant, comme le brillant joueur de bouzouki qui l’accompagne. Aux premiers raclements de guitare, on sait d’emblée que ce duo-là tutoie les vraies valeurs, que sa matière première émotionnelle ne se dilue pas en gélules MP3. Le rebétiko se cogne aux accords princiers du bouzouki et de ses cinq doubles cordes difficiles à pincer. La soirée avançant, les litres de vin blanc offerts par les clients s’entassent sur la table de Kostas qui finira immanquablement rassasié. Il reprend ses propres chansons ou les classiques de Markos Vamvakaris ou Yiannis Papaioannou. De ce dernier, il interprète Avant l’aube, une complainte qui a la grâce lascive d’un vieux blues.  » Je partirai avant que les étoiles ne s’effacent/Pour retrouver ces lèvres dont je ne me lasserai jamais… » Sur une guitare enjouée aux accords organiques, la centaine de personnes présentes entonne:  » Avant que le soleil se lève, je serai seul. » On sait qu’un peuple qui chante est un peuple qui ne meurt pas. Kostas conclut:  » Le langage, c’est comme l’argile, il change avec le temps. Aujourd’hui, le langage s’est appauvri, le rebétiko essaie toujours de donner le vrai sens de la langue, de l’amour, de la vie. » Kostas connaît mille chansons, c’est un bon début… l

(1) dictature militaire au pouvoir en Grèce de 1967 à 1974

(2) troisième ville de Grèce, au Nord du Péloponèse

Le Kalafadis Rembetiko Band est en concert le samedi 18 avril à 20H40 au Bozar à Bruxelles.

www.bozar.be

Texte et photos Philippe Cornet

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