La confusion des sentiments

Ce film, en apparence très simple, tourné à l'arrache, dit souvent mieux que tous les autres la confusion des sentiments.

Inédit dans les salles belges, le premier long métrage en tant que réalisatrice de Hafsia Herzi, actrice fétiche d’Abdellatif Kechiche, décline l’éternelle maladie d’amour avec un naturel et une justesse proprement renversants.

À l’origine du film, il y a ce poème de Frida Kahlo qui dit notamment:  » Tu mérites un amour qui t’écoute quand tu chantes, qui te soutient lorsque tu es ridicule, qui respecte ta liberté, qui t’accompagne dans ton vol, qui n’a pas peur de tomber. » A priori, rien de plus commun que de s’attaquer au thème rebattu de l’amour blessé à l’écran. Pour son premier long métrage en tant que cinéaste, la comédienne Hafsia Herzi le fait pourtant avec un naturel à ce point confondant qu’on ne peut s’empêcher de revenir inlassablement à cette idée de liberté tant vantée par la célèbre artiste peintre d’origine mexicaine.

Française aux racines tunisiennes et algériennes ayant grandi à Marseille, Hafsia Herzi a connu les galères mais semble née sous une bonne étoile. Le jeu, elle y vient très tôt, dès l’âge de douze ans pour la télé. Ironie de la vie: après plusieurs figurations, on lui refuse des rôles dans des séries aussi crétines que Plus belle la vie et Sous le soleil avant que l’immense Abdellatif Kechiche ne lui donne sa chance au cinéma. C’était en 2007 dans La Graine et le Mulet. Hafsia n’a alors pas encore 20 ans. Elle prend quinze kilos pour tenir le rôle de Rym et, blessée, se lance à corps perdu dans cette fameuse scène finale de danse orientale qui exige à elle seule cinq jours de tournage. Avec Kechiche, la confiance, mutuelle, est totale, et il devient son père de cinéma, prix Marcello-Mastroianni de la Mostra et César du meilleur espoir féminin à la clé. Sa carrière est lancée, qui lui vaudra notamment de jouer chez Alain Guiraudie ( Le Roi de l’évasion), Bertrand Bonello ( L’Apollonide) et Sylvie Verheyde ( Sex Doll), puis dans les deux Mektoub de Kechiche.

Toutes premières fois

L’an dernier, c’est pourtant sous la casquette de réalisatrice qu’elle se voit sélectionnée en séance spéciale de la Semaine de la Critique cannoise. Dix ans, quasiment, après un court assez bancal et maladroit, Le Rodba, Tu mérites un amour, son premier long métrage, bluffe la Croisette par la justesse de son regard. De tous les plans ou presque, Hafsia Herzi n’y laisse à personne d’autre le soin d’incarner Lila, jeune femme déboussolée par un chagrin d’amour qui la fige dans un état de mélancolie permanente, bataillant intérieurement au coeur d’un écheveau de sentiments contradictoires, entre désir de reconquête et volonté de tourner la page. De discussions sans fin en nécessaires réconforts, son entourage l’encourage sur différentes pistes amoureuses, pas toujours forcément conciliables, laissant Lila sonnée et indécise.

Ce film, il s’est fait presque par accident. Depuis plusieurs années, en effet, l’actrice planchait sur un projet de premier long intitulé Bonnes mères, portrait inspiré par sa propre maman d’une femme dans la soixantaine veillant sur sa famille dans une cité des quartiers nord de Marseille.  » Il manquait toujours un peu de financement pour se lancer dans le tournage et j’en avais simplement marre d’attendre, raconte-t-elle alors qu’on la retrouve en mai dernier sur le ponton d’une petite plage cannoise. Ça faisait un moment déjà que j’avais dans l’idée de me lancer dans la production. J’avais envie de faire un jour un film un peu à l’arrache, sans budget. Un truc autoproduit avec des comédiens sans expérience et des gens dont c’était la première fois en tant que chefs de poste. Je voulais réunir ces énergies-là pour en faire quelque chose. C’était comme un défi personnel. »

La jeune femme se lance donc dans l’aventure de Tu mérites un amour avec une équipe technique super réduite.  » Quatre, cinq personnes, tout au plus. Sans maquillage. Sans coiffure. Sans déco. Il n’y avait pas de costumière, ni de scripte. Pour moi l’important, c’était vraiment le son et l’image. Et un peu d’organisation quand même. » Et puis les acteurs…  » Je ne me suis entourée que de gens très très motivés. C’est simple, on fonctionnait comme ça: « T’es motivé? Oui? Alors on part ensemble. » La motivation, pour moi, c’est vraiment la base. Et un certain talent aussi, bien sûr. Une personnalité. Et puis de la générosité, beaucoup. Parce que quelqu’un qui n’est pas généreux dans la vie, il ne sera pas généreux à l’écran. Moi je trouve que l’âme des gens se voit à l’image. On ne peut pas tricher. C’est comme en photo. »

La confusion des sentiments

Oublier la caméra

 » J’ai décidé de faire le film un jeudi, et le lundi on était en tournage, prolonge Hafsia Herzi. J’ai toujours eu envie de parler d’amour, de sensualité, de désir. J’avais mené une petite enquête autour de moi à un moment dans ma vie où je me suis aperçue que tout le monde était passé par le chagrin d’amour et par le même sentiment d’avoir envie de mourir, d’être perdu, abandonné, enfin un sentiment atroce. Et je me suis dit mais, en fait, riche, pauvre, homme, femme, peu importe, on est tous concernés. Il y a vraiment une chose qui nous réunit tous, et je pense que c’est ça. C’est un sujet universel, et j’ai pensé que tout le monde se reconnaîtrait là-dedans. Et, en même temps, c’était aussi une manière de dire: eh ben voilà, vous n’êtes pas seuls, ça arrive et la vie continue. J’ai toujours gardé dans un coin de ma tête la phrase de quelqu’un qui un jour m’a dit: « On n’en meurt pas, sinon on serait tous morts. » (sourire)

Cathartique à plus d’un égard, Tu mérites un amour est aussi résolument multifacette, chaque personnage du film semblant venir exprimer et incarner une vision différente de l’amour et de la vie.  » C’était complètement l’idée du projet. Il y a ce couple de libertins, par exemple, qui apparaît vers la fin du film. Ils demandent à Lila si elle a quelqu’un et elle répond que non, que c’est compliqué. Alors ils lui disent: « Tu devrais faire comme nous, regarde, on est libres, on s’aime. » En disant cela, indirectement ils disent que de toute façon ce sera toujours compliqué. Donc eux ils ont choisi d’être libres et au moins, voilà, il n’y a pas de problèmes. C’est un autre point de vue. Après, il faut en être capable, c’est sûr. Tout le monde ne peut pas vivre son amour comme ça. Parce que c’est humain d’être jaloux, tout le monde l’est d’une manière ou d’une autre. »

En prise directe sur le réel, le film dégage énormément d’authenticité. Un peu comme si tout ça était vrai, ou à tout le moins improvisé.  » Et pourtant, c’était très écrit. J’étais vraiment derrière les acteurs pour que leur jeu soit le plus naturel possible. Je voulais qu’on oublie le fait que les comédiens sont en train de jouer, qu’on est dans du cinéma. Je cherchais à induire un peu le spectateur en erreur, que ça semble être pris sur le vif, en direct. Mais c’était très écrit. Bon, je ne suis pas à la virgule près, non plus. Parce que l’important, ça reste l’émotion, la vérité du moment. Souvent, je ne faisais que deux prises, parfois une seule même. Dès que j’avais ce que je voulais, j’arrêtais. En fait, quand moi, devant l’objectif, je ressentais la bonne émotion, c’était bon. Quand j’oubliais la caméra, quoi. »

L’école Kechiche

La jeune femme reconnaît qu’il y avait parfois quelque chose de complètement schizophrène à passer constamment devant puis derrière la caméra. Et vice versa.  » Je ne l’ai pas fait pour me mettre en valeur. Le film n’invite d’ailleurs pas du tout à ça. Mais je n’avais pas vraiment l’opportunité de faire appel à quelqu’un d’autre, et puis disons que c’était assez raccord avec la logique de l’autoproduction. Pourtant, j’avais déjà joué dans mon premier court à l’époque et ça avait été un peu compliqué à gérer. Parce que j’étais frustrée de ne pas pouvoir tout le temps tout contrôler derrière le moniteur, et puis aussi parce qu’on avait eu quelques mauvaises surprises au montage. Mais cette fois, j’étais hyper bien entourée. Dès qu’il y avait le moindre problème, on me le signalait. Parfois je regardais les prises après, mais parfois je ne les regardais même pas. À l’instinct, je sentais si les choses étaient justes. À l’oeil, je voyais si ça allait. Mais en amont, bien sûr, je posais bien mon cadre et je checkais tout. Et dès que c’était validé, on tournait. »

Depuis longtemps, Hafsia Herzi confesse qu’elle était en observation sur les plateaux de cinéma. Chaque expérience en tant qu’actrice la rapprochait toujours un peu plus de son désir de réaliser.  » Mon envie de devenir réalisatrice, elle est là depuis mon envie de devenir actrice. Donc depuis toute petite. Bien sûr, je n’avais aucune idée de comment il fallait s’y prendre pour être cinéaste. Mais j’aimais bien écrire des petites histoires déjà. J’ai toujours eu envie de filmer. Moi je suis quelqu’un de très curieux et j’adore les visages, j’adore les corps. C’est en voyant Abdellatif Kechiche travailler sur La Graine et le Mulet que j’ai eu la certitude que je voulais faire comme lui. Je lui en avais déjà parlé à l’époque et il m’a toujours encouragée dans ce sens. Il me disait: « Fonce, t’as rien à perdre. » Et cette phrase m’est toujours restée en tête. Réaliser, pour moi, ce n’est pas une simple lubie. Ça relève d’un vrai désir. Et même si je travaille sans artifices, je tiens à ce que, visuellement, il se passe quelque chose à chaque plan. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content