L’Europe et le Japon se sont longtemps observés avec curiosité… et distance. Bande dessinée franco-belge vs manga: un choc des écoles et des cultures décrypté dans un livre passerelle.

Tout commence par un naufrage et se termine par un tsunami. Au milieu du 16e siècle, des naufragés portugais mettent le pied sur l’archipel nippon. De mémoire d’îlien, on n’avait pas vu plus exotique en ces contrées depuis le passage des voisins chinois, mongols et d’autres peuplades d’Asie du Sud-Est! Cet accident maritime marque le grand début de la présence étrangère au Japon. Car les navires portugais n’oublieront pas le chemin de l’Archipel. Ils y emmèneront commerçants, militaires et missionnaires, et à leur suite les autres nations, passionnées par cette « nouvelle » civilisation.

Dans la première moitié du 17e siècle, cependant, le Japon expulse ou met à mort les étrangers et se referme comme une huître. Il faudra attendre la moitié du 19e pour qu’il entrouvre à nouveau ses portes, signe des traités d’amitié et entre dans le concert des nations. La retenue reste néanmoins de mise, ce qui ne fait qu’attiser son pouvoir de séduction. L’image des samouraïs, leurs suicides ( seppukus) par honneur, les luttes intestines entre shoguns commencent à irriguer l’imaginaire occidental. Dans la littérature, mais aussi dans les arts picturaux.

Le choc viendra ainsi des estampes, les ukiyo-e, qui influencent des peintres français comme Monet et Van Gogh. Les Occidentaux, de leur côté, livreront leur propre vision du Japon sous forme de gravures, notamment. Illustrant la mutation d’une nation qui se modernise dans la douleur, déchirée entre les adeptes des nouveaux usages, des modes importées, et les hérauts des coutumes ancestrales. Dans un ouvrage très documenté (seul regret: un nombre élevé de coquilles), Europe Japon, Regards croisés en bandes dessinées (Glénat), Paul Herman (1) épingle deux dessinateurs européens qui, en se fondant dans leur pays d’adoption, joueront les têtes de pont d’un nouvel art: le neuvième.

Le journaliste britannique Charles Wirgman débarque en 1832 au Japon, où il fonde le mensuel satirique Japan Punch. Il orne fréquemment de phylactères ses dessins mordants. Le Français Ferdinand Bigot prendra le relai lorsqu’en 1887, Wirgman cesse la publication de Japan Punch: Bigot lance alors son propre titre, Tôbaé, où il se montrera si acide envers le pouvoir qu’il est proprement expulsé en 1899. Revenu en France, il ne cessera de dessiner, tout imprégné d’exotisme, contribuant ainsi à propager l’influence japonisante sur le Vieux Continent.

Le Japon à toutes les sauces

Le déploiement général de la bande dessinée occidentale se fera donc, aussi, à la lumière des lanternes en papier. Tous les tons sont utilisés, humoristiques comme géopolitiques. Mais c’est évidemment le Moyen Age japonais qui fascinera d’abord les bédéistes de l’Ouest. Ces derniers ignorent en effet tout de l’histoire complexe de l’Archipel. Il est dès lors si rassurant de retrouver quelques « marques » universelles, telles que la féodalité, les quêtes… et les dragons.

Des pure players comme Kogaratsu aux seconds couteaux japonais dans des séries contemporaines, la présence nippone dans la BD franco-belge ne disparaîtra plus. Le Japonais y est tour à tour un samouraï admirable de morale et un perfide soldat de la Seconde Guerre mondiale. Avec, là aussi, des hybrides, comme la Yoko Tsuno de Roger Leloup, tiraillée entre ses origines asiatiques et sa vie moderne en Europe. La fusion s’opérera avec des artistes comme Frédéric Boilet ( L’épinard de Yukiko) ou, dans un autre genre, Jean-David Morvan, qui scénarise les aventures de Spirou et Fantasioà Tokyo et n’hésite pas à pousser des mangakas à s’approprier le personnage de Spirou. Bref, le raz-de-marée éditorial du manga sera total en Occident. Les débuts avaient pourtant été délicats avec la (difficile) publication par Glénat d’ Akira dès 1990. Où placer les volumes en kiosque? Akira est à la fois trop violent pour la section jeunesse et trop BD pour la partie adulte… La révélation viendra donc de Dragon Ball, édité par le pionnier Glénat à partir de 1993. Ses 42 volumes s’écouleront à des dizaines de millions d’exemplaires dans le monde… Mieux que Tintin. Côté japonais, la grande figure du début du 20e siècle sera Kitazawa Yasuji, mieux connu sous le pseudo de Kitazawa Rakuten. L’homme n’est rien moins que le père de la caricature moderne au Japon… et donc, d’une certaine façon, du manga lui-même. Il faut cependant attendre la seconde moitié du 20e siècle pour observer le déploiement du manga as we know it. Les mangakas avides de matériau neuf trouveront tout naturellement leur inspiration dans l’histoire européenne. Tout y passe: l’ Odyssée et les sagas nordiques, les Nibelungen et Jeanne d’Arc, en passant par Napoléon, Dracula et… Carlos Ghosn, patron du constructeur auto Nissan. Une soif toujours pas étanchée.

(1) à qui l’on doit également l’exposition 20 ans de Manga en Europe qui se tient actuellement au Centre belge de la bande dessinée.

Texte Vincent Degrez

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