Longtemps délaissée, l’Espagne abrite aujourd’hui quelques-uns des plus gros festivals de l’été. Exemple avec le Primavera, qui vient de balancer les premières décharges hautement électriques de la saison.

Jeudi 28 mai. Difficile de le louper: l’équipe du Barça est de retour en ville. Dans ses bagages, le trophée suprême, celui de la Ligue des champions, remporté la veille contre Manchester United. Pour le coup, le roi du monde, c’est lui: Pep Guardiola, l’entraîneur, qui vient de ramener en deux semaines trois trophées. Championnat, coupe du Roi, et le titre européen – le triplet, comme on dit ici. Une dépêche du jour signale même que certains habitants commencent à saturer, lassés des fêtes à répétition… En attendant, le stade du Camp Nou est bourré à craquer pour accueillir ses héros. Même U2, qui lancera ici sa nouvelle tournée mondiale à la fin du mois, aura du mal à rivaliser.

A l’autre bout de la ville, changement d’ambiance. Les maillots blaugrana ont (presque entièrement) laissé la place aux t-shirts rock’n’roll. Le Primavera Sound, neuvième édition, vient de s’ouvrir. Au menu, du lourd, du costaud: Neil Young, Bloc Party, Sonic Youth, Aphex Twin, My Bloody Valentine… La Champion’s league, celle des festivals, le rendez-vous barcelonais n’aura pas mis longtemps à l’atteindre. Lancé en 2001, il est devenu en effet aujourd’hui un des raouts européens les plus cotés.

Ce n’était pourtant pas gagné d’avance. Jusqu’au milieu des années 90, l’Espagne était quasi complètement absente du calendrier européen des festivals, voire des grosses tournées internationales tout court. Pas un seul événement pour venir contrarier la domination des « classiques » d’Europe du Nord: de Werchter à Glastonbury en passant par Roskilde. Aujourd’hui, la péninsule ibérique prend sa revanche. Le nombre de rendez-vous a explosé. La qualité des affiches aussi n’a plus rien à envier aux autres festivals cinq étoiles. Les stars du genre se bousculent pour se produire au Primavera ou au festival de Benicàssim, autre incontournable de la saison. L’explication? Notamment les cachets de plus en plus exorbitants offerts aux artistes, « jusqu’à deux ou trois fois ce qui est pratiqué en France ou en Allemagne », expliquait l’an dernier le patron de Benicàssim, José Moran, dans un article du quotidien El Pais sur la « guerre » des festivals espagnols.

Festival dans la ville

En l’occurrence, certains signes ne trompent pas. Multiplication des podiums, affichage des marques (Estrella Damm, la pils locale, principale sponsor, mais aussi les sites Pitchfork ou MySpace…), boissons à prix bien sentis, restauration basique, toilettes de chantier… Au premier regard, le Primavera a tout du gros festival type des années 2000. Au regret parfois de certains amateurs de la première heure. Clara, la trentaine, illustratrice: « Jusqu’à l’an passé, on pouvait payer directement au bar. Maintenant, il faut faire la file devant une machine automatique pour enregistrer et payer la commande, et puis seulement passer au bar avec son ticket en main! » Maladie de croissance? Avec près de 80 000 personnes rassemblées en trois jours, le Primavera garde pourtant encore des proportions « raisonnables » – à titre de comparaison, ils sont plus de 130 000 à être attendus au prochain festival de Dour, 150 000 au Pukkelpop.

Le Primavera possède cependant un atout de taille. A l’inverse de nombreux rendez-vous du même genre, il a les deux pieds bien ancrés dans la ville. Jusqu’ici, les grandes messes rock trouvaient le plus souvent refuge dans les campagnes – le mythe champêtre de Woodstock a la vie dure. Avec tout ce que cela peut avoir d’inconvénients, météorologique, écologique… Petit à petit, cependant, les villes voient l’intérêt qu’elles peuvent tirer de ce genre d’événements. Dans le cas du Primavera, il est clair. En s’arrimant au Forum, le festival contribue à l’animation de l’espace créé de toutes pièces, en front de mer, en 2004. C’était à l’occasion du Forum universel des cultures, sorte d’Exposition universelle, qui avait permis d’investir le quartier jusque-là délaissé de Poblenou. Certains craignaient les travaux inutiles, la construction d’un espace qui aurait vite été déserté une fois les portes du Forum des cultures refermées. La mairie a donc tout fait pour y multiplier les activités. A une petite vingtaine de minutes des ramblas en métro, c’est le visage post-moderne de Barcelone. S’y alignent les tours flambant neuves occupées par des bureaux ou des hôtels de luxe. Le Forum lui-même est un grand bloc triangulaire, derrière lequel s’étend le « Parc ». En fait, une grande esplanade, tout en angles et en criques bétonnées, marquées notamment par une gigantesque aile portant des panneaux solaires. Le terrain de jeu parfait pour un festival comme le Primavera. Les travaux sur le littoral ne sont pas terminés, loin de là. En repartant après une nuit d’excès musicaux, à bord d’un des bus qui fait toutes les 5 minutes la navette jusqu’à la Plaza Catalunya, les festivaliers peuvent ainsi croiser des camions de chantier qui ont tourné eux aussi toute la nuit.

Le retour des nineties

Les festivaliers justement. Ils sont de plus en plus nombreux, déboulant des quatre coins de l’Europe. « 40 pc du public vient de l’étranger, explique Abel Suarez, programmateur du festival. Principalement du Royaume Uni et de France, mais aussi d’un peu partout en Europe, des Etats-Unis et d’Australie. » Barcelone reste une ville tendance. Et pour beaucoup, le package festival-plage-tourisme culturel est fort tentant. Surtout, les amateurs trouveront au Primavera la crème de la musique indépendante. « On essaie de monter une affiche vraiment éclectique avec des choses de qualité. On tient aussi à ce que plus de 50 pc de la programmation soit centrée sur de nouveaux artistes. En fait, nous sommes complètement indépendants des sponsors et des pouvoirs publics: ne sont inscrits à l’affiche que des choses que nous aimons. »

Souvent en primeur en plus. La plupart des groupes commencent en effet ici leur tournée des festivals. Comme The Horrors, par exemple. Le groupe anglais a la cote pour le moment, à la faveur de leur solide deuxième album, Primary Colours, disque angoissé et claustrophobe, quelque part entre Joy Division et Echo & The Bunnymen. Le genre de plongée sonore qui laisse des traces (et pas qu’au figuré pour certains…). Dommage que ce soir-là, le son ne soit pas à la hauteur. On a d’ailleurs bien cru que le chanteur Faris Badwan allait en venir aux mains avec l’ingénieur du son…

La présence de The Horrors a au moins le mérite de donner le ton. L’affiche 2009 du Primavera est ainsi monopolisée par les guitares. Electriques évidemment, plutôt adeptes du déluge métallique et/ou dissonant que de l’arpège gentiment ordonné. Il suffit d’énoncer les têtes de gondoles du week-end: Sonic Youth, My Bloody Valentine, Yo La Tengo, The Jezus Lizard, ou encore les Vaselines, formation longtemps obscure à laquelle feu Kurt Cobain vouait un véritable culte…

L’air de rien, le festival consacre ainsi ce qui semblait jusqu’il y a peu encore improbable: le retour des années 90. Du shoegazing anglais (mur de guitares jouées en fixant ses Converse déclassées) au lo-fi bruitiste américain, en passant par les éternelles réminiscences new wave. Qui l’aurait cru? Il y aurait bien une explication rationnelle à ce déluge électrique en terre catalane. Trois semaines plus tard se joue en effet l’autre grand festival barcelonais, le prestigieux Sonar. L’événement creusant les musiques électroniques, il a donc logiquement déjà mis la main sur les DJ du moment ou les formations électropop qui cartonnent. N’empêche: en conviant des nouvelles formations comme les Vivian Girls ou, surtout, The Pains Of Being Pure At Heart, le Primavera confirme le retour d’une musique que ceux nés après 1980 n’ont dû que peu goûter… Il reste bien des anomalies, souvent réjouissantes. Comme Kitty, Daisy & Lewis, deux s£urs et un frangin de Londres. Ils n’ont pas plus de la vingtaine chacun, mais sont restés braqués sur les années 40-50, en 78 tours dans le sillon. D’où un mélange rétro de swing, rockabilly, hillbilly, ska… aussi décalé que jouissif.

Et puis, il reste les vrais têtes brûlées: Fucked Up, Jay Reatard… D’autant plus cramées que le soleil de Méditerranée tape déjà fort par ici – on vient aussi pour ça. Sans compter les substances diverses, qui semblent assez facilement disponibles. Elles auront été fatales à Wavves, programmés le jeudi soir. Complètement à l’ouest, Nathan Williams récoltera les huées et finira par se faire canarder de bière par son propre batteur, démissionnaire pour le coup. Le lendemain, sur son blog, Williams attribuera cette prestation calamiteuse à un mélange d’ « ecstasy, valium et xanax ». Mauvaise magie, assurément. Programmés à deux reprises le même soir, les zigotos des Black Lips auront eux la sagesse d’annuler leur premier show-case, prévu vers 20 h. Excuse officielle, livrée à travers les dents en or du guitariste Ian Saint Pé:  » trop de drogues. » Le temps de récupérer, et le combo sera par contre bien sur scène, sur le coup de 3 h du matin, pour livrer un set furieux. Sous le rock garage, la plage…

www.primaverasound.com

Texte Laurent Hoebrechts, à Barcelone

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content