Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

GEORGIA ON MY MIND – RÉCEMMENT DÉCORÉE PAR BARACK OBAMA, TONI MORRISON REVIENT AVEC UNE PUISSANTE FABLE SUR UN BOUT DE GÉORGIE EXPOSÉ ET BRÛLANT. HOME SOUR HOME.

DE TONI MORRISON, ÉDITIONS BOURGOIS, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR CHRISTINE LAFERRIÈRE, 154 PAGES.

C’est une scène grandiose, prémonitoire, concentré de style fondateur et de puissance sauvage. Ville de Lotus, Géorgie, fin des années 30. Deux enfants du coin, enfoncés dans les champs à force d’ennui, sont attirés par une majestueuse ruade de chevaux avant de surprendre, à plat ventre dans les hautes herbes, quelques hommes en train d’en enterrer un autre, salement et à la hâte. On dit des grands livres qu’ils tiennent en entier dans leurs premières scènes. Home est de ceux-là, qui n’en finira pas de revenir sur l’ensemble des promesses esquissées dans quelques lignes à peine.

L’essentiel du récit se situe d’ailleurs à quelques années de là, sur les traces des frère et s£ur fauchés Frank et Cee Money ( » Ce qu’il y a d’insensé, c’est notre nom de famille. Money. L’argent. Qu’on n’avait pas. « ) devenus adultes; lui démobilisé de la guerre de Corée, et d’un enrôlement qui a pu lui faire croire un temps à l’abolition de la ségrégation, elle mariée à un mauvais gars d’Atlanta, devenue cobaye des expérimentations d’un médecin blanc eugéniste. C’est dans une Amérique anti-communiste et armé du Negro Traveler’s Green Book, guide de voyage solidaire des Noirs de l’Amérique du « White only » que Frank mènera la plus éprouvante des traversées transatlantiques, de Seattle à Atlanta: celle du retour. Un pan de l’histoire des USA évoqué en filigranes, par micro touches, dans le peu d’espace qui reste à Morrison entre le poids des traumatismes de guerre et ceux des souvenirs d’une enfance à la manque. Sous sa plume, Frank et Cee figurent les Hans et Gretel grandis d’un conte sombre, qui se soldera par la lente et douloureuse reconquête d’un foyer auquel tous deux auront cherché, radicalement, à s’extraire.

Rentrer à la maison

Pour raconter, l’auteure de Beloved adopte le point de vue de quatre personnages en succession, entrecoupant les prises de parole de régulières interventions -celles de Frank, personnage envahissant qui intervient sur la narration qui est en train de le prendre pour objet, tantôt rectifiant:  » Ne me dépeignez pas comme un héros enthousiaste« , tantôt accusant:  » Je ne crois pas que vous en sachiez long sur l’amour. Ni sur moi. » C’est d’ailleurs cette seconde voix, en italique, qui fera bientôt la plus terrible des révélations: » Vous pouvez continuer à écrire, mais je crois que vous devriez savoir ce qui est vrai… » Un peu comme si la fiction, nécessairement soumise à caution, trop rapidement soupçonnée, n’avait pu revendiquer une si insoutenable réalité…

Affrontements raciaux, visions surnaturelles, insidieux fantômes, lynchage des idéaux, brûlures physiques et mentales de la servitude: si le premier chapitre annonçait le roman à lui seul, Home présente, à une autre échelle, un concentré des obsessions de Toni Morrison elles-mêmes et, tissé phrase après phrase, un univers d’une incroyable densité en très peu de mots. Celle qui vient de recevoir la Presidential Medal of Freedom des mains de Barack Obama poursuit, après Un don en 2009, une décroissance qui lui va bien, avec un roman de la taille d’une nouvelle, la peau sur les os, ancré et poétique, comme ces travailleurs embourbés dans les plantations de coton figurant en arrière-plan du livre, le corps brisé, la tête au vent, hantée mais résolument libre. l

YSALINE PARISIS

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