Ground Control to Major Allyn

© photo by nasa Fritz Goro/The LIFE Picture Collection via Getty Images/Getty Images

À 360°, à travers la visière circulaire, il aperçoit les cailloux et les roches brunes du cratère volcanique qui pourrait être la Lune. Du moins le désert du Mojave, Californie, est ce qui s’en rapproche le plus à proximité de chez lui. Avançant un pas après l’autre, déplaçant avec lui les 80 kilos du scaphandre haut de deux mètres et demi, double antenne sur le casque, pieds et jambes en caoutchouc avec soufflets, buste circulaire, lumières d’identification et commandes internes, au niveau du torse. Il s’appelle Allyn B. Hazard, 34 ans, le scaphandre porte le nom d’Exploration Space Suit Mark 1, c’est la troisième version du prototype (à moins que les numéros écrits devant ne correspondent qu’à un ordre intérieur qu’il est seul à connaître).

C’est encore difficile à manoeuvrer, comme un char, mais sur la Lune l’engin pèsera six fois moins: quinze kilos (l’équivalent de deux packs d’eau ou d’un enfant de deux ans). Cela lui semble raisonnable vu les contraintes: devoir contenir de la nourriture pour deux semaines, de l’eau, de l’oxygène pour deux heures, un système d’évacuation de dioxyde et transpiration, de collecte d’urine et déchets fécaux, une radio, un chauffage et de l’air conditionné. Car, au fond, c’est moins un grand scaphandre qu’un petit abri portatif destiné à parer à toutes les éventualités des conditions lunaires: dépressurisation accidentelle, vide quasi total, micrométéorites, rayons cosmiques, températures allant de -157° à +121°. Un espace de vie portatif avec lequel évoluer à des kilomètres de la Terre, comme le scaphandre de Jules Verne permettait d’évoluer sous l’eau.

En ce début d’année 1962, il teste encore sa viabilité pour l’améliorer, être prêt le moment venu; accompagné cette fois du photographe du magazine Life, car la science-fiction bientôt n’en sera plus une mais une réalité qui se doit d’être suivie. Le futur spatial est à portée de main. Une accélération a lieu, le président Kennedy l’a promis un an plus tôt: avant la fin de la décennie un homme se posera sur la Lune. Et il doit être américain.

Kennedy, peu enclin au départ à donner des moyens au programme spatial, en a fait une priorité: le premier vol orbital du satellite Spoutnik cinq ans plus tôt, en pleine Guerre froide, a été un choc. L’an précédent, le débarquement dans la Baie des Cochons pour renverser Fidel Castro a été un échec. Et le premier homme à aller dans l’espace, Youri Gagarine, est russe. Il faut réagir, reprendre la main. D’où l’adresse de Kennedy quelques semaines après, lors du Message spécial sur les besoins nationaux urgents devant le Congrès:  » Nous décidons d’aller sur la Lune. »

Le programme Apollo est lancé, le premier budget voté à l’unanimité par le Sénat, élus et opinion publique sont enthousiastes, tous horizons confondus. Le débat est maintenant de savoir comment concrètement aluner, comment concrètement aborder l’exploration de la Lune?

Allyn B. Hazard, lui, y travaille depuis des années, le scaphandre n’est qu’une partie d’un plan plus global qu’il a publié dans un rapport deux ans et demi plus tôt ( Plan pour une exploration lunaire et planétaire par l’homme) . Il est alors ingénieur senior au développement, à la section Ingénierie des missiles de JPL, un centre de recherche venant d’être rattaché à la Nasa nouvellement créée. C’est son métier d’avoir des idées; il a déjà inventé un bateau hydroptère et une machine à fabriquer de la neige. Il a aussi conçu un véhicule lunaire qui pourra être contrôlé depuis le tableau de bord interne du scaphandre . Mais JPL n’était pas assez réceptif à ses idées ou à la conquête de l’espace. Il a donc changé d’employeur pour Aerojet, un des principaux fabricants de moteurs-fusées et de missiles américains, juste avant le lancement du programme Apollo. Timing parfait: l’alunissage pose une série de problèmes techniques qui sont autant d’appels d’offres auxquels répondre. Il est la bonne personne au bon endroit à la bonne époque (ou, du moins, une bonne personne à un bon endroit à une bonne époque).

L’énergie est contagieuse, l’enthousiasme, la croyance. La course à l’espace est un feuilleton que suit le pays par journaux et télé interposés, un budget national immense y est consacré, quatre cent mille personnes y sont dédiées. Son scaphandre met une image concrète sur l’aventure, capture l’imagination. Une publication d’Aerojet – Après Apollo. Explorer la Lune– décrit la problématique sur laquelle il travaille: quelle sera l’étape après que le vaisseau Apollo dépose son équipage sur la Lune et le ramène? L’idée n’est pas de mettre un pied dessus mais de partir en expédition sur 800 kilomètres. C’est possible, selon Allyn, dans les dix ans: deux astronautes porteraient le scaphandre dans lequel ils travailleraient, mangeraient et dormiraient (d’où sa forme, la possibilité de retirer ses bras des manches pour prendre des notes, manger, se gratter le nez).

Pendant l’été, le SyracusePost-StandardSunday magazine, New York, relate l’expérience d’une classe de UCLA qui étudie le prototype d’Allyn. Puis la couverture de Life, où on le croirait presque vraiment sur la Lune. D’autres articles sont publiés au fil des mois, à mesure que le travail concret continue: Boys Life Magazine, Life Science Library, National Geographic. Mattel crée une figurine d’astronaute, le Major Matt Mason, avec la réplique de son scaphandre, qui conduit la réplique de son véhicule. Astronaute est à présent une vraie option de carrière, au même titre que pompier ou plombier. Le catalogue de Mattel précise:  » Tout l’équipement du Major Matt Mason est basé sur les modèles du programme spatial officiel. » Allyn n’attend plus que ça devienne réel, que son scaphandre soit développé officiellement par la Nasa, alors que la fin de la décennie approche, que l’accélération se renforce, que le pays pense espace, que le monde pense espace.

Devant les reportages. Devant les images qui filtrent de la fusée, des astronautes.

Devant les plans symétriques de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick qui vient de sortir. Sur les lèvres, chantant Space Oddity de David Bowie:  » Ground Control to Major Tom. Take your protein pills and put your helmet on. Ground Control to Major Tom. Commencing countdown, engines on. » Tous attendant que ça devienne réel alors que neuf jours plus tard, le 20 juillet, le module d’Apollo atteint la surface lunaire.

Neil Armstrong sort de la navette. Allyn le regarde poser le pied sur la Lune en direct, comme le fait un cinquième de la population mondiale en mondovision et 3 497 journalistes accrédités dans la salle de presse de Houston. Armstrong, comme Buzz Aldrin, équipé de la combinaison spatiale A7L à visière dorée, pas conçue pour traverser le nouveau territoire si ce n’est une unique sortie extravéhiculaire de deux heures et demi. Cela suffit pour l’instant, le but n’est pas de traverser la surface lunaire. Les États-Unis sont saufs, c’est ça le but immédiat, ils ont regagné leur supériorité qu’importe le Vietnam qui s’enlise, la revendication des droits civiques pour la minorité noire agitant les grandes villes. Les États-Unis ont accompli cela, les Russes non. Allyn se demandant ce qu’il a accompli, lui. La Nasa ne développera jamais son scaphandre, celui-ci ne foulera pas la Lune.

Si ce n’est qu’il foule à répétition des milliers de Lunes imaginaires dans le cerveau des enfants à travers le monde se prenant pour le Major Matt Mason, équipés de son scaphandre et de son véhicule lunaire. C’était déjà ça. Une exploration imaginaire, collective. Regardant la nuit tomber sur la côte Ouest, l’océan dans l’obscurité, les étoiles scintiller et la Lune au loin, Allyn fredonnant pour lui:

This is Major Allyn to Ground Control.

I’m stepping through the door.

And I’m floating in the most peculiar way.

And the stars look very different today.

Chaque semaine de l’été, un écrivain imagine une nouvelle inédite inspirée librement par une photo emblématique du premier voyage sur la lune, il y a tout juste 50 ans.

Ground Control to Major Allyn

Charly Delwart

Écrivain et scénariste belge francophone né en 1975, Charly Delwart partage son temps entre le développement de longs-métrages et l’écriture de romans. À la rentrée, il publie Databiographie chez Flammarion.

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