Le parrain de la techno française, c’est bien lui. Laurent Garnier est de retour avec un nouvel album ludique et touche-à-tout. La grande classe.

S’il n’en reste qu’un, ce sera lui. Plus de 20 ans après ses débuts comme DJ à l’Hacienda, le club mythique de Manchester, Laurent Garnier reste toujours le patron de la scène électronique française. En tout cas le pionnier. Celui qui a contribué à répandre la bonne parole house et techno dans l’Hexagone, à une époque où les gars de Daft Punk s’acharnaient toujours sur des guitares, ou que les Justice disséquaient les richesses mélodiques du répertoire de Daniel Balavoine.

Il sort aujourd’hui un cinquième album studio. Après les expérimentations jazzy de Cloud Making Machine, le live de Public Outburst, voici donc Tales Of A Kleptomaniac. Esprit foncièrement ouvert, Garnier fait à nouveau preuve d’éclectisme: entre tuerie techno ( Gnanmankoudji), réminiscences hip-hop ( No Music), vapeurs reggae ( Food For Thought), downtempo jazzy ( Dealing With The Man), ou drum’n’bass ( Bourre Pif)… C’est fait sans maniérisme, mais bien au contraire avec une voracité réjouissante. Sans vouloir rien inventer, mais avec une conviction et un plaisir communicatifs. Laurent Garnier garde ainsi toujours la main. Ludique et éthique. DJ d’un côté, rat de studio de l’autre. L’homme a bien deux faces, mais un seul visage: celui d’un passionné.

L’album commence à la manière d’un programme radio, capté en voiture, en pleine heure de pointe. Finalement, l’auto n’est-elle pas le dernier endroit où l’on peut écouter vraiment des CD?

Absolument! Parce que vous êtes moins emmerdé par le téléphone, par vos e-mails… C’est le seul endroit où j’écoute encore des albums du début à la fin. Ou alors chez moi, mais il s’agit plutôt de boulot. Je reçois tellement de disques que c’est devenu une masse de travail énorme. Donc là, en me levant ce matin pour prendre l’avion, à 4 h 30, je me suis mis un CD. Juste pour moi.

Lequel?

Le dernier Bashung. C’est quelqu’un qui m’a énormément inspiré depuis 10, 12 ans. Depuis Fantaisie Militaire, en fait. Je suis admiratif de la manière dont il a su évoluer. C’est un des rares chanteurs français à avoir aussi bien utilisé l’électronique, aussi intelligemment.

Vous l’avez rencontré?

Oui, une fois. Il a été super gentil. C’était l’époque où je préparais l’album Excess Luggage(ndlr: une triple compilation, sortie en 2003, appelée à résumer la démarche musicale du bonhomme). J’avais demandé à pouvoir inclure Madame Rêve. Mais la maison de disques me l’a refusé. Par après, on a été voir son concert à Paris, au Zénith. J’avais des pass pour aller dans les coulisses. J’étais avec mon agent qui, connaissant très bien le tourneur, a quand même proposé de me le présenter. En sachant qu’après un concert, c’est le pire endroit pour rencontrer quelqu’un… Mais il est venu me voir, et il m’a remercié pour mon soutien – cela faisait des années que je n’arrêtais pas de dire que j’étais fan de Bashung, que c’était une référence… Du coup, je lui ai parlé de la compilation. En lui disant en gros: « Voilà, je vais te le dire cash: j’ai demandé un titre de toi: si je ne l’ai pas, je ne fais pas ce CD-là. » Il m’a dit: « Lundi, c’est réglé. » Et le lundi matin, c’était ok. Big man!

Cet éclectisme musical est une constante. Tales Of A Kleptomaniac reste très ouvert, un vrai patchwork.

Oui, j’ai toujours été quelqu’un d’un peu touche-à-tout. Mais plus largement, la musique électronique est née de croisements. En fait, ce qui serait choquant, c’est de faire un album uniquement techno. Pour moi, en tout cas. Cela étant dit, je pense que ce disque-ci est moins déroutant que n’a pu l’être Cloud Making Machine, par exemple… (sourire). Ici, l’idée était de partir du concert. On avait trouvé une bonne formule en quatuor, avec Philippe Nadaud aux cuivres et Bugge Wesseltoft et Benjamin Rippert aux claviers. Dans la foulée on a d’ailleurs sorti le live Public Outburst. On a dû en vendre deux… (rires). Bah, je me rends bien compte que cela reste bizarre pour un DJ de faire des concerts avec des musiciens. Aujourd’hui encore, les gens viennent pour écouter de la musique mixée. Ils s’étonnent que dans mon live, j’arrête entre chaque morceau, que je parle aux gens, qu’il y ait des morceaux downtempo. Certains n’ont toujours pas compris. Alors que je fais du live depuis 15 ans, sans aucune platine sur scène! Mais bon, cela m’a permis de commencer à travailler vraiment différemment. J’avais envie de transformer cet essai-là en album studio.

Que veut dire Gnamankoudji, titre du premier single?

C’est un jus de gingembre, en Côte d’Ivoire. On cherchait un mot africain. Quand on a suggéré ça à la maison de disques, ils ont voulu mettre un autre titre. Mais pas de chance, s’il y en avait bien un qu’on voulait imposer, aussi imprononçable soit-il, c’était bien celui-là (rires).

Sur Freeverse, vous avez également invité le rappeur sud-africain Tumi. Aujourd’hui, l’électronique croise de plus en plus la world music, qu’elle vienne d’Afrique ou d’Amérique du Sud.

Oui, mais cela a toujours existé. Avec Tumi, on s’est rencontré à France Inter il y a deux ans pour l’émission Le Pont des artistes. Il y jouait avec son groupe. J’ai trouvé ses musiciens un peu old school, mais lui m’a troué. Il tordait son t-shirt, hurlait, on sentait qu’il vivait ce qu’il racontait. Une sorte de Forest Whitaker avec le bagout d’un Saul Williams. Pendant le break, on a donc été le voir. On lui a proposé de venir improviser sur Freeverse à la fin de l’émission. C’est un morceau sur lequel on a souvent des invités: on l’avait notamment fait avec Abd Al Malik à Montreux… Tumi hésitait, puis finalement il s’est lancé, et on s’est démerdé. Au bout du compte, c’est cette version qui est passée à la radio.

Le titre drum’n’bass Bourre Pif porte bien son nom…

Ma femme est anglaise, et mon gamin jongle entre les deux langues. Tous les soirs, c’est donc l’heure des « bourre pif avant bath-time ». Avant qu’il aille prendre son bain, on a l’habitude de se mettre une castagne. Autrement dit, des bourre pif – j’ai toujours bien aimé les dialogues d’Audiard (rires).

Cette année, au Festival Sonar, vous allez d’ailleurs jouer pour les enfants!

J’ai déjà fait ça au Rex, pour les 15 ans de l’endroit. Cela a été une très belle expérience. J’y ai fait jouer Carl Cox en pleine heure du thé. Les mômes ont dansé toute l’après-midi. On avait un clown, il y avait de la barbe à papa. Vous n’aviez pas le droit de rentrer si vous n’étiez pas accompagné d’un enfant! Au début, on ne savait pas trop à quoi s’attendre. Donc on avait préparé des trucs disco, des choses qu’ils pouvaient connaître… En fin de compte, plus Carl tapait, plus les mômes devenaient fous. Il a fini en jouant du Jeff Mills, Dave Clarke… On l’a refait à Lille, dans la rue, devant 2000 personnes, pour la clôture de Lille, capitale européenne de la culture. C’était le même principe. Ce qui était mignon, c’est qu’à la fin j’ai signé plein de ballons Bob l’éponge (rires).

A la fin de votre livre Electrochoc, vous expliquez que la techno ne survivra que si elle arrive à s’ouvrir à d’autres musiques.

Bien sûr. Pourquoi le jazz est redevenu pertinent, alors que pendant 10 longues années il a pu souvent être chiantissime? Parce qu’il s’est ouvert. Et le rock un peu aussi. Quand vous enfermez le truc, quand vous ne prêchez que dans votre propre église, vous vous mordez vite la queue.

Quelle est la définition de la techno aujourd’hui?

Pareil qu’il y a une vingtaine d’années. C’est une musique qui, à la base, utilise de l’électronique, mais qui a digéré et puisé dans énormément d’endroits différents. La personne qui a toujours le mieux défini cette musique-là, c’est Derrick May, quand il dit qu’il suffit de mettre Funkadelic et Kraftwerk dans un même ascenseur. C’est exactement ça. Aujourd’hui il y a beaucoup plus de monde dans l’ascenseur. Mais la base, c’est ça. Un mélange.

Dernièrement, quelqu’un comme Carl Craig, personnage incontournable de la techno de Detroit, reprenait le Boléro de Ravel…

La musique électronique aujourd’hui, est quand même énormément traversée par le courant allemand avec la scène minimale. Or le morceau le plus minimal et répétitif qui soit en musique classique, c’est le Boléro de Ravel. Donc cela ne m’étonne pas trop que Carl Craig s’attaque à cette £uvre-là.

En attendant, en 20 ans, la techno ou la house sont passées des raves illégales aux salles de concerts classiques.

Mais la techno n’est pas née que dans les clubs! Regardez Kraftwerk. Nos parents ont écouté Kraftwerk, ils n’ont pas dansé dessus. Aujourd’hui, quand vous allez voir Aphex Twin, c’est bruitiste, sonique, mais pas forcément fait pour bouger votre cul. La danse est devenue un truc beaucoup plus important ces 20 dernières années. Elle l’a toujours été, mais là cela a pris une dimension planétaire. Aujourd’hui, en concert, si les gens ne bougent pas, ils se plaignent. Ce qui est aberrant. Je veux aussi faire des morceaux qui ne sont pas dansables. Parce que la techno ne se limite pas à de la musique de club. Ce n’est pas sa définition. C’est une musique – pas expérimentale, je ne pense pas que ce soit le bon mot -, mais disons qui est née d’expériences. Et de mélanges. Une musique de kleptomane (sourire). Qui pique à gauche et à droite.

Laurent Garnier, Tales Of A Kleptomaniac, Pias

En concert, le 2/07, à Rock Werchter.

Entretien Laurent Hoebrechts

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