IL EST L’HOMME DERRIÈRE LES ÉDITIONS MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE. UNE MAISON RÉSOLUMENT HORS NORMES, D’OÙ SORTENT DES LIVRES TIRÉS À QUATRE ÉPINGLES, INSOLENTS DE GÉNIE ET TONITRUANTS.

« Chaque fois qu’un livre part, il y a un peu de moi qui part avec. Les gens ne le savent pas, mais quand ils achètent un de mes livres, ils achètent aussi un peu de moi. » Les éditions Monsieur Toussaint Louverture, c’est lui. A 36 ans, Dominique Bordes est une petite entreprise éditoriale à lui tout seul. Depuis un peu moins de dix ans, le Bordelais piste et débusque ce qu’il appelle des livres « impossibles« , paris éditoriaux hors normes rapidement mués en phénomènes d’édition. Ses plus gros coups à ce jour? Le Dernier stade de la soif, du génie tragi-comique Frederick Exley en 2011, ou le bouleversant Karoo, du dramaturge serbo-américain Steve Tesich en 2012. Ce à quoi il faudra sans doute ajouter dans les jours qui viennent la destinée étoilée du nouveau-né de son catalogue, le monumental Et quelquefois j’ai comme une grande idée du romancier US culte Ken Kesey (lire critique page 42).

Catalogue hors normes pour parcours singulier: dans la vraie vie, Dominique Bordes est salarié, il s’occupe de concevoir et fabriquer des couvertures pour d’autres éditeurs -il a par exemple été l’interface technique de Fayard récemment. Alors, son travail d’éditeur, il le fait dès qu’il a une minute: vacances, soir, week-end. En mode solo, la plupart du temps, sans employés, ni bureaux: c’est ce qu’on appelle une structure légère. Voire de l’édition de coin de table. « Je veux faire ça comme ça. Il y a un côté urgence un peu fun, rigolo. J’essaie d’être le plus pro possible sans les stigmates du professionnalisme. J’aimerais bien rester jeune infiniment. »

La chaîne du livre côté pro, Bordes la connaît bien: il a passé un peu de sa vie à chacun de ses échelons. Après des études en théâtre et cinéma, cet enfant d’agriculteur poussé en Lot-et-Garonne part bosser dans une imprimerie, puis devient libraire. Avant de suivre une formation express en métier du livre, histoire de « mettre tout ça en ordre« . Et d’entériner une intuition: la culture, il ne veut pas seulement l’orienter, il veut d’abord la produire. « Il fallait que j’aille plus haut, que je sois à la base du livre. Vous savez, derrière tout ça, il y a un certain problème d’ego, une volonté de se mettre en avant. Mais selon moi, on ne devient pas Antoine Gallimard ou Sabine Wespieser si on n’a pas le même problème… C’est l’essence même du métier.  »

Hasard ou pas, Toussaint Louverture fait dans le livre démonstratif: chacun de ses bouquins possède un poids, un physique, une magie. Et ses couvertures, marquées du sceau du cheval ailé, font la différence en librairie.

Trésor de guerre

Au marketing noble, soigné, répond de manière décisive un véritable travail de détective sur le catalogue: la raison d’être de Bordes, c’est d’aller débusquer des livres oubliés, pour la plupart romans étrangers restés incompréhensiblement bloqués à la frontière linguistique. « Mon travail, c’est de remonter les fils. Je travaille par accumulation d’indices: dès que je vois un nom que je ne connais pas, sur le Net, dans la presse, dans un livre, j’enquête. Puis je cherche l’agent de l’auteur, ou la personne qui possède les droits, et j’y vais cash. Il faut savoir jouer. »

Jouer pour parfois gagner: Bordes parle des recettes de Karoo, 50 000 exemplaires et sa plus grosse vente à ce jour, comme d’un « trésor de guerre » servant à monter d’autres gros projets. Chez Toussaint Louverture, tout est réinvesti jusqu’au dernier cent. « Je suis une association, et je ne me paye pas. Mais je fais travailler des tas de gens! J’investis énormément d’argent. Les budgets de livres, frais de structure compris, ça ne dépasse généralement pas 10 000 euros dans les maisons traditionnelles. Pour mon dernier livre en date, moi je dois être à un budget de 70 000 euros: qui fait encore ça aujourd’hui? La traduction, par exemple, est l’un des tout gros postes. J’investis beaucoup parce que je veux que mes traductions ne soient pas caduques dans 50 ans. Quitte à engager quelqu’un uniquement pour faire la vérification des termes de faune et de flore si le livre le nécessite. Puis je fais un trailer, des badges, de la pub…  »

A force, le Bordelais commence à imposer sa marque, effrontée et dévorante d’ambition, entre publications pointues et grand public. « Il y a cette vieille loi dans l’édition qui dit: sur dix livres publiés, sept sont déficitaires, deux s’équilibrent, et un cartonne. Ma logique à moi? Je publie trois livres, et les trois doivent marcher. Pour moi, être éditeur, c’est toucher le plus de public possible, et je ferais n’importe quoi pour y arriver. N’importe quoi. »

Avec la sortie de l’imprimerie de Et quelquefois j’ai comme une grande idée du gourou sixties Ken Kesey, Bordes clôt aujourd’hui un chapitre. Et pour cause: c’est ce livre, imposante brique et long-seller constamment réimprimé aux USA, qui lui colle la vocation quand il tombe dessus par hasard il y a quelques années. « Quand je le découvre, à l’époque, je n’ai pas de structure, je suis un total inconnu, et je n’ai pas d’argent. Je comprends qu’il me faudra d’abord publier des trouvailles, des livres grand public pour pouvoir après seulement, et s’il est toujours disponible, le traduire et le publier. Et c’est exactement ce que j’ai fait. J’ai sorti Frederick Exley pour pouvoir faire Steve Tesich, j’ai trouvé Juan Filloy pour pouvoir débusquer Russel Hoban, tout ça pour pouvoir enfin sortir le Kesey. C’est le livre qui contient tous les autres! » Même si l’épopée keseyienne est l’une des plus ambitieuses qu’il lui ait été donné de publier, Bordes ne va pas -on s’en doute- en rester là. « Un de mes auteurs fait une collection de boules à neige. Une affreuse collection à laquelle ses amis ont commencé à contribuer en lui offrant des boules toutes plus moches les unes que les autres. Quand les gens lui demandent laquelle est la plus laide, il répond toujours: « C’est la prochaine. » C’est pareil pour moi: j’existerai toujours au prochain livre… »

RENCONTRE Ysaline Parisis , À Paris

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