Des hommes et des monstres

Avec La Region salvaje, le Mexicain Amat Escalante signe un quatrième long métrage fascinant, entre monstruosité du quotidien et envolées fantastiques.

A l’instar d’un Carlos Reygadas, dont il fut d’ailleurs l’assistant sur Batalla en el cielo, Amat Escalante incarne la tendance radicale du nouveau cinéma mexicain. Récompensée dans les plus grands festivals (Heli a obtenu le Prix de la mise en scène à Cannes en 2013, et La Region salvaje en a fait de même à Venise l’été dernier), son oeuvre n’a connu qu’une diffusion confidentielle sous nos latitudes, même si Sangre, son premier long métrage, obtenait l’un des prix Cinédécouvertes décernés par la Cinémathèque en 2005. C’est dire si la sortie en salles de La Region salvaje (lire critique page 36) fait figure de petit événement.

Escalante y passe la société mexicaine au crible d’un regard âpre, pour dépeindre une réalité pavée d’homophobie et de misogynie, où la violence et le sexe triste ne seraient, somme toute, que péripétie. « Le scénario de La Region salvaje m’a été inspiré par un article d’un journal local de Guanajuato parlant en termes ignominieux des homosexuels, explique le réalisateur. Le corps d’un infirmier avait été retrouvé dans une rivière. Plutôt que de titrer sur les faits, ce journal avait choisi pour accroche « une tapette retrouvée noyée ». Personne ne s’en était offusqué, faute probablement d’un nombre suffisant de gens pour trouver cela révoltant. Le film s’est construit à partir de là. J’y ai ajouté un personnage féminin, parce que je voulais aussi parler de la façon dont les femmes sont considérées au Mexique: comme dans beaucoup d’autres endroits du monde, elles sont maltraitées et victimes de violences extrêmes. En tentant d’en trouver la raison, j’en suis arrivé à la conclusion que beaucoup d’hommes ne devraient peut-être pas vivre avec des femmes s’ils les détestaient à ce point. Mais qu’il y avait là aussi, sans doute, le produit d’une société où l’homosexualité est refoulée. Ces hommes se forcent au mariage, avec pour conséquence que la colère et la violence finissent par exploser, comme celle d’Angel à l’encontre d’Alejandra… »

Soit un réel blafard guère éloigné de celui de Sangre –l’histoire d’un couple fatigué vivant au non-rythme des télé novelas et du sexe purement fonctionnel- ni de Heli –portrait halluciné d’une société mexicaine gangrenée par une violence banalisée à force de saturer l’espace. Escalante y greffe toutefois un élément fantastique, venu perturber le morne désordre quotidien, sous la forme d’une créature dissimulée dans une cabane dans les bois, expression imagée de la monstruosité sous-jacente, mais aussi du désir sexuel réprimé et de la peur d’être soi-même. À quoi elle remédie en généreuse pourvoyeuse de plaisir charnel, assorti toutefois d’un potentiel de destruction. Cette créature, le réalisateur a choisi de la montrer, au risque peut-être de déforcer le film: « Gibran Portela, le coauteur du scénario, a suggéré qu’on puisse ne pas la voir. Cela aurait pu constituer une option, bien entendu, mais mon style, dans tous mes films, est de toujours montrer, et parfois plus qu’on ne pense qu’il soit nécessaire. Je ne l’ai donc jamais vraiment envisagée, me disant plutôt: il y aura une créature, et elle vaudra la peine d’être vue. » Escalante ne la dévoile que petit à petit, assez toutefois pour que le spectateur morde à l’hameçon, ou pas: « J’aime poser d’emblée ce dont il va être question: si on n’aime pas le début de mes films, on peut aussi bien s’en aller, parce qu’on est fixé sur ce à quoi la suite va ressembler. Pas besoin de rester 80 minutes de plus… » (rires)

Les zombies des multinationales

Ce choix posé, difficile, à la découverte de La Region salvaje et de sa créature, de ne pas penser à Possession, tourné en 1981 par Andrzej Zulawski avec Isabelle Adjani, une influence qu’Amat Escalante reconnaît bien volontiers: « Quand j’étais enfant, mon père m’a dit un jour avoir vu un film lui ayant fait un tel effet qu’il lui faudrait des années avant de retourner au cinéma, et c’était Possession. J’en avais donc entendu parler bien avant de l’avoir vu. J’ai compris pourquoi plus tard, en découvrant le film, avec sa manière intéressante d’aborder la sexualité et l’horreur. Si ma créature avait un curriculum, Possession pourrait être son film précédent, elle lui doit quelque chose, bien sûr. Mais sinon, je n’y ai pas du tout pensé. »

La Region salvaje voit aussi le réalisateur mexicain lorgner ouvertement un cinéma de genre au point de vue aiguisé, l’aboutissement d’une aspiration déjà ancienne: « J’avais en un sens tourné mes films sociaux antérieurs à la manière de films d’horreur, parce que je cherchais la tension ou la peur. Dans Sangre, par exemple, le cadrage a été pensé comme si on découpait les gens pour les débiter en morceaux. J’ai toujours été très sensible à l’horreur, et à des cinéastes comme Dario Argento, David Cronenberg ou George Romero. Dawn of the Dead ou Night of the Living Dead seraient des films extrêmement ennuyeux s’ils ne parlaient que de zombies, mais ce sont aussi de puissantes métaphores. Un film comme Dawn of the Dead, qui parle du consumérisme et du vide dans la vie des gens, est tout à fait passionnant, parce qu’aujourd’hui –40 ans après sa sortie, NDLR-, on a vraiment l’impression que les rues sont peuplées de zombies déambulant avec leurs téléphones portables. Ce sont des zombies modernes, dont certains meurent d’ailleurs après avoir été renversés par des voitures. Tout le monde est concerné: avant même de s’en rendre compte, nous nous y mettons aussi. Nous avons été transformés en zombies par les multinationales, comme le prédisaient ces films. » De l’horreur au quotidien, en somme…

Rencontre Jean-François Pluijgers, à Venise

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