ON CONNAISSAIT LES PLANCHES NOIR ET BLANC DE L’ORFÈVRE ARGENTIN. ON DÉCOUVRE AUJOURD’HUI SES TABLEAUX EXPLOSANT DE COULEURS. LE RÉSULTAT D’UNE VIE DE DESSINS EN QUÊTE DE LUMIÈRE.

« Avec le dessin, dans notre conversation avec nous-mêmes en train de travailler, il y a toujours une tentation, un soupçon un peu imbécile, de figer les choses pourtant changées par le temps qui passe. C’est la magie des images. On ne part jamais de rien. »

Pour vous offrir un pur moment d’exotisme, un vrai voyage vers ailleurs, oubliez Ryanair et les tickets last minute. Essayez plutôt l’exposition que la galerie Champaka consacre à José Muñoz en vous arrêtant quelques minutes devant les tableaux, planches et dessins de l’artiste, si possible en sa compagnie. Dès ses premiers mots, ce gamin de 70 ans et son phrasé qui n’appartient qu’aux exilés sud-américains vous emmèneront loin, très loin, d’une réalité soudain bien terne. Car José Muñoz tient une forme pareille à la couleur de ses derniers tableaux: explosive. Un choc visuel qu’on doit pourtant… au pape de la bande dessinée en noir et blanc.

Au sous-sol de la galerie, pas de surprise, que du bonheur: une vingtaine d’originaux du maître argentin attendent ses fans, pour ne pas dire ses fanatiques: des planches de Alack Sinner bien sûr, mais aussi de ses albums consacrés à Billie Holiday ou Carlos Gardel. Soit un parfait résumé de cet univers on ne peut plus noir (et blanc), développé depuis près de 40 ans avec son complice et scénariste Carlos Sampayo. Qui a fait de lui une référence de la BD dite « auteur et adulte », un président d’Angoulême en 2008, et un modèle vénéré en termes de trait et de narration.

La surprise, elle, emplit une autre pièce, celle qui accueille le visiteur: il n’y a plus ici la moindre planche ciselée à l’encre de chine, fouillée, remplie, tortueuse et torturée comme son privé de héros. Il n’y a que des dessins, portraits, tableaux, dont la force des couleurs -et le parfum argentin- enivrent de lumière et de liberté. Sur un mur, des £uvres dédiées à l’Argentine, exclusivement à l’aquarelle bleue, ou rouge, ou proche de « l’eau sale » chère à l’un de ses maîtres, Hugo Pratt. Sur un autre, des tableaux proches de la pure abstraction, des « paysages-visions » travaillés aux encres acryliques et au couteau, évoquant le magma originel ou le ventre de la mère… Un univers qui paraît à des années-lumière des planches de l’étage du dessous. Sauf pour son auteur. Qu’on écoute, presque religieusement.

De l’art de se débarrasser de l’inutile.  » Je suis le fils de mes maîtres dessinateurs, le produit dérivé de Hugo Pratt, de Brescia et des dessins de Van Gogh. Je suis un travailleur de l’orfèvrerie narrative qu’est la bande dessinée. Avec Sampayo, j’ai connu des situations où je pouvais rester enfermé des semaines dans une case, avec des obligations de narration, de personnages qui ont leurs problèmes, leurs caractéristiques, tout en cherchant à capturer un rayon de lumière qui passe dans cette case… Le dessin de bande dessinée reste ma colonne vertébrale, mais j’ai toujours le désir de comprendre la leçon silencieuse de mes maîtres: avancer dans l’art, dans sa pratique artistique, consiste à se débarrasser de tous les traits inutiles. Hokusai, un grand maître japonais du XIXe, était capable de raconter toute une atmosphère en très peu de traits. A 70 ans, il a dit qu’il serait capable un jour de faire un point et une ligne avec tout le signifié dedans. Je suis séduit, hypnotisé par cette idée de tout tenir avec rien. Une pirouette finale avant la déconstruction complète. C’est ce type de libertés que j’arrive à toucher ici. Ce n’est pas le contraire de Alack Sinner , c’est l’antidote. L’équilibre.  »

De la dédicace comme exercice pictural.  » Dans cette pratique pas très romantique qu’est parfois la BD, j’ai appris à éliminer beaucoup de choses. Prenez les dédicaces. Vous avez 2 ou 3 minutes, il faut aller vite, se contrôler. C’est très équivoque. Il y a le plaisir très affectif de donner un cadeau à quelqu’un qui a aimé son travail, tout en ne lui donnant pas trop de « valeur » gratuitement, puisqu’il y a aussi un commerce, un business là derrière. Or ce n’est pas très joyeux de se contrôler. Ne pas donner trop, ni trop peu. Mais j’ai commencé à comprendre que je pouvais réduire, tenter le moins de traits possibles pour voir ce dont je suis capable. La dédicace est alors devenue un exercice pictural. Je pars souvent du visage d’Alack Sinner, qui est le cadeau central, la « personnalisation du produit » dans le jargon économique, mais je trace juste une ligne pour la pampa, pour la petite fille des années 40, pour les vêtements… J’y ai appris la grâce, la suppression du détail.  »

De la lumière comme axe de recherche. « La lumière a toujours été le plaisir premier, mon élan. Mes maîtres m’ont donné le désir de réinventer la lumière. Inventer un monde dans un petit bout de papier, la capturer dans une masse de blanc… Mais ceci, ces tableaux, je les ai commencés il y a 2 ans, avec des encres acryliques, du papier et beaucoup d’eau. On y retrouve je crois ma rythmique, mon style de danse, avec d’autres outils. Mais c’est un abandon, des dessins nés séparément, presque hypnotiques, venus de l’inconscient, dont le sens n’apparaît qu’ensuite. Tout le contraire de mon travail central dans la BD! Je m’y affranchis de la narration, je suis à l’opposé total de l’orfèvrerie narrative. La réussite ou la faillite est ici une question de minutes. Dans une case, c’est une question de semaines! Le geste est plus spontané. Mais comme disaient mes maîtres: « Vous me voyez produire quelque chose en une fraction de seconde, mais avant cette seconde, j’ai employé 40 ans. «  »

De l’Argentine comme éternelle inspiration.  » Dans mon parcours personnel, moi qui suis parti d’Argentine il y a 40 ans, j’ai toujours refusé de me réfugier dans la mélancolie, pour éviter les confrontations avec le présent. Il y a un souvenir tiède et affectif mais qui n’est pas dans la nostalgie, qui serait trop paralysante. Ici, ce sont comme des photogrammes passés au papier, des impressions figuratives. Ce que le passé aurait pu être. La fusion de souvenirs inexacts. Un mélange de la réalité et de l’évocation, et le plaisir immédiat du dessin. Quand une tache devient un £il, et que l’£il soudain te regarde. Ce sont les souvenirs de mes affections, du patio de mon père à Buenos Aires, des bars andalous de mes grands-parents, de la grâce de mes s£urs. Des souvenirs corrigés de chanteurs de tango. Tout devient rapidement poussière, on utilise aussi le dessin pour ça: il est capable, parfois, de fermer le flux, d’arrêter le temps. Je ne suis pas un adorateur de l’animation, du mouvement. Les choses immobilisées sont très intéressantes.  »

De l’importance des maîtres.  » Je m’en réfère tout le temps à eux, c’est vrai. Pratt, Brescia, Solano-Lopez: ils m’ont donné le goût de la liberté artistique et artisanale, de ne jamais perdre le plaisir de ce que je fais, de rester un promeneur. Et je ressens un plaisir extrême, la sensation d’être digne d’eux en essayant de passer le ballon aussi bien qu’eux, de donner envie. J’ai 70 ans cette année, et quand un vieux garçon de 50 ans me remercie, ça me rappelle ma situation avec Pratt et Brescia. Je les regardais travailler sous la table. Mon travail d’assistant, c’était d’accompagner le silence de l’atelier, et de donner le maté. J’ai tout appris comme ça. » l

RENCONTRE OLIVIER VAN VAERENBERGH

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