J’ai peut-être le nez sensible mais je trouve qu’une odeur nauséabonde flotte dans l’air en ce moment. Comme si quelqu’un avait discrètement ouvert le robinet de la cuve qui renferme tous les gaz toxiques pour la pensée. Ce ne sont encore que des nappes dispersées qui s’agglutinent sur certaines zones artistiques sensibles à la connerie mais si on ne fait rien, demain, c’est tout le ciel qui empestera un conservatisme fétide.

Le coupable n’est pas clairement identifiable. Ce qui le rend d’autant plus difficile à combattre. Il se dilue dans une nébuleuse réactionnaire qui fédère des groupuscules aux intérêts divergents mais qui veulent tous remettre de l’ordre dans la ménagerie. En commençant par ces saltimbanques qui, selon eux, sont les agents de contamination de la déchéance morale actuelle.

Au quotidien, ces nostalgiques de l’ancien régime s’appuient sur un réseau de militants endoctrinés qui harcèlent toute manifestation trop progressiste, n’hésitant pas à utiliser le talon d’Achille de « l’ennemi », ce poison du politiquement correct, pour l’amener à se bâillonner lui-même.

La censure pure et dure étant une arme de rétorsion un peu trop voyante, et réservée dès lors aux cas de déviance extrême, c’est au portefeuille et aux entorses à la tradition que s’attaquent ces nouveaux chevaliers de l’obscurantisme. Des croisés qui n’ont peur de rien, même pas du ridicule. En Suède, la télévision publique a ainsi coupé deux scènes de Fifi Brindacier. Son crime? Utiliser le mot « nègre » et se brider les yeux pour faire rire ses comparses. Au nom d’intentions louables, on accommode l’Histoire, on la ripoline. C’est ce qui s’appelle du révisionnisme. A ce rythme-là, on rhabillera bientôt les hommes des cavernes pour ne pas effrayer les moutards, et tant qu’à faire, on en fera aussi des végétariens pour ne pas heurter les amis des animaux…

Même Carmen de Bizet est dans le collimateur de la police des moeurs. En Australie, la pièce vient d’être déprogrammée par une grande maison d’opéra. Motif: la diva est cigarière de métier, ce qui ne plaît pas à l’un de ses principaux sponsors, un organisme public de santé. On croit rêver. Le mécène n’est-il pas celui qui dispense ses largesses sans contrepartie? Sinon qu’il se paie une campagne de publicité plutôt que de faire croire qu’il défend l’art, qui n’en est plus dès qu’on lui met des limites.

Le cas le plus inquiétant vient toutefois de France. L’affaire du « sapin » de l’artiste américain Paul McCarthy y a fait grand bruit dernièrement, la sculpture gonflable installée place Vendôme pour la FIAC ayant été vertement critiquée puis vandalisée par ceux qui lui trouvaient une trop grande ressemblance avec un « plug anal ». Comme l’ont soulevé plusieurs commentateurs, la science des censeurs en matière de sex toys est pour le moins cocasse. Mais on ne rit pas longtemps car cet attentat, qui entend imposer une norme du beau, revient à museler un artiste qui utilise la provocation, ici très soft et métaphorique, pour faire émerger nos névroses.

Le pays des Lumières s’enfonce d’ailleurs dans la pénombre. Ces idées germent à grande échelle. Ce ne sont plus seulement quelques illuminés ayant forcé sur l’eau bénite qui s’en prennent manu militari à la nudité d’un tableau ou à l’immoralité supposée d’une pièce de théâtre. Décomplexée par le climat ambiant et persuadée d’avoir trouvé le coupable de ses peurs, une masse souterraine fait son coming out idéologique. Le succès de La Manif pour tous contre le mariage homo et les scores indécents de l’imbuvable Zemmour dans les ventes (alors que les experts ont dynamité chaque point de sa rhétorique) sont les symptômes de cette fièvre puritaine.

Il n’en faut pas plus pour installer une chape de plomb et faire craindre une chasse aux sorcières limite fasciste, qui menace la liberté d’expression mais détourne en plus l’attention des vrais problèmes qui gangrènent nos sociétés livrées à l’ultra libéralisme. La vigilance s’impose si on ne veut pas demain que nos villes ressemblent à des déserts fleuris uniquement d’oeuvres officielles ou repeintes en bleu (clin d’oeil à cet élu du FN qui trouvait la couleur d’une sculpture trop déprimante). Un enfer qui ressemblera soit à ces riantes cités communistes d’antan, soit à ces suburbs américains proprets où les mentalités sont aussi courtes que le gazon.

Voltaire, reviens, ils sont devenus fous !

PAR Laurent Raphaël

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content