Et d’abord ce que l’on appelle « ligne claire » mérite une définition précise. Le terme, proposé par Joost Swarte pour définir le style de Hergé et de ses émules est un mot de jardinier en hollandais: « klaare lijn » veut dire « ligne tirée au cordeau ». Rien à voir avec de froides épures. Le trait de Hergé s’inscrit dans le papier, s’incarne en lui. C’est une ligne vivante, vibrante, capable d’émouvoir les blancs d’une case. Lorsqu’on lui demandait quelle ligne il faisait surnager des brouillaminis de ses crayonnés pour la mettre au net, il répondait:  » La meilleure, celle qui exprime le mieux le mouvement.  » Un tel graphe ne se reçoit pas tout fait comme le calque d’un ingénieur. Hergé se l’est construit. Bien sûr, dès Tintin chez les Soviets, la ligne claire s’impose, car toute bande dessinée s’y destine. Il ne s’agit plus pour les dessinateurs du 9e art, et dès le début (voyez Alain de Saint-Ogan), de grossir, faire trembler, déchirer le tracé comme le font les peintres, depuis Rembrandt et Vinci. Leurs dessins n’expriment aucun état existentiel de leurs auteurs. Ils sont entièrement dévoués au couple silhouette-mouvement. C’est du dessin machinique d’une modernité absolue.

Hergé propose donc, dans ses 3 premiers albums ( Soviets, Congo, Amérique), une ligne clairement brutale et simple. Tout commence à évoluer avec Les Cigares du Pharaon. Les fresques égyptiennes y sont explicitement évoquées et elles ont eu une influence immédiate sur le métier de Hergé par leur minceur et leur souplesse de tracé. Un peu plus tard, c’est la rencontre avec Tchang et Le Lotus Bleu. Le pinceau chinois nourrit la ligne claire de ses flux. Hergé découvre le rythme et la respiration graphique. A partir de là, il a pu développer sa « ligne claire » sans craindre qu’elle ne se dessèche. L’Oreille Cassée, L’Ile Noire, Le Crabe aux Pinces d’Or sont des £uvres de grande maturité. Enfin, apparut le Sceptre d’Ottokar, chef-d’£uvre inégalé de clarté bruissante, de froideur lucide, de vides éclatants. La ligne claire était à son sommet. L’ajout de la couleur, dans L’Etoile Mystérieuse ne la perturba nullement, et tout ce qui suivit ( La Licorne, Le Temple du Soleil, La Lune) est tout simplement splendide.

Et le cinéma? Hergé se méfiait à juste titre des adaptations de son £uvre en films d’animation ou d’acteurs. Il décourage même ses amis proches d’aller voir Le Lac aux Requins ou Les Oranges Bleues! Beaucoup de problèmes de traduction (le mouvement, les voix, le rapport des personnages au décor, etc.) ont surgi, qui déçoivent les lecteurs des albums. Par contre, le duo Spielberg-Jackson en aura évité tous les pièges. Rétif au transfert sur pellicule, le dessin de Hergé ne l’est pas du tout vis-à-vis du pixel. Comment ce médium numérique a-t-il pu relayer la ligne claire hergéenne? C’est que le pixel, c’est de la plasticité pure, de la clarté en émulsion. Une merveille médiatique et artistique prend le relais d’un style désormais immortel.

* CRITIQUE D’ART, ÉCRIVAIN ET TINTINOLOGUE AVERTI, PIERRE STERCKX FUT PENDANT 20 ANS L’AMI DE HERGÉ, AUQUEL IL CONSACRA D’AILLEURS PLUSIEURS OUVRAGES.

PIERRE STERCKX

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