LA PIEL QUE HABITO VOIT PEDRO ALMODÓVAR S’AVENTURER DU CÔTÉ DU THRILLER HITCHCOCKIEN. UN GENRE QU’IL ACCOMMODE TOUTEFOIS À SA FAÇON, UNIQUE, EN COMPAGNIE D’ANTONIO BANDERAS, L’ACTEUR FÉTICHE DE SES DÉBUTS QU’IL RETROUVE 20 ANS PLUS TARD…
Un festival de Cannes chasse l’autre pour Pedro Almodóvar, reparti une fois encore bredouille de la Croisette, après avoir pourtant enthousiasmé critiques et public avec La piel que habito. Qu’à cela ne tienne, voilà longtemps que, primé ou non, chaque film du réalisateur ibérique constitue un événement -à la mesure du talent singulier d’un artiste passé, avec bonheur, du statut d’enfant terrible à celui d’auteur parvenu à maturité, sans y avoir pour autant rien sacrifié de sa personnalité. L’homme que l’on retrouve au lendemain de la projection officielle du film affiche d’ailleurs une sérénité que rien ne semble devoir troubler. L’humeur est enjouée, et Almodóvar se révèle un interlocuteur captivant, glissant sans douleur de l’espagnol à l’anglais…
Influences transcendées
L’inspiration de La piel que habito, c’est du côté d’un roman français qu’il est allé la chercher, à savoir Mygale de Thierry Jonquet, qu’il a adapté fort librement: « Je me suis battu pendant des années avec le roman, jusqu’à l’oublier complètement pour tenter d’en faire ma propre histoire… « , relève-t-il à ce propos. On peut voir dans ce processus la matrice de sa démarche artistique. Voilà en effet un auteur passé maître dans l’art d’aspirer des influences diverses dans son univers propre, en une règle à laquelle son nouveau film ne fait certes pas exception.
Comme souvent, Almodóvar laisse le cinéphile qui sommeille en lui se frayer un chemin jusqu’à l’écran. La piel que habito s’aventure ainsi du côté du thriller hitchcockien -un réalisateur dont il confiait, à l’époque d’ Etreintes brisées, qu’il représentait « le metteur en scène des metteurs en scène ». Une parmi diverses influences transcendées comme à l’accoutumée, le cinéaste citant pour sa part celle, prépondérante, de Fritz Lang: « J’admire ses films muets, mais aussi les thrillers qu’il a tournés aux Etats-Unis. A tel point que j’ai envisagé de faire un film muet à la Fritz Lang, avant de trouver l’option trop risquée. J’aime prendre des risques quand je tourne, mais il faut aussi pouvoir les évaluer… » En tout état de cause, le film, tel qu’il se présente, intrigue autant qu’il fascine, se nourrissant encore du Frankenstein de Mary Shelley et d’un des mythes qui l’inspirèrent, celui de Prométhée. Soit, dans le cas présent, l’histoire d’un chirurgien esthétique rendu fou de chagrin par la mort de sa femme, et s’employant, depuis, à créer une peau qui aurait pu sauver l’être aimé, canevas ayant le don de prendre un tour vertigineux devant la caméra d’Almodóvar.
Antonio Banderas, un moine
« Mon défi, en tant qu’auteur, est toujours de rendre crédible la situation la plus unique ou la plus sensationnelle », rappelle-t-il, comme en un écho persistant à son cinéma. Engagé dans cette entreprise délicate, le cinéaste a reçu à nouveau le concours d’Antonio Banderas, l’acteur fétiche de ses débuts, de retour dans son univers plus de 20 ans après Atame!. « Avec Antonio, nous avons un lien très profond. Durant les années 80, il était comme mon frère cadet, il faisait partie de la famille, et c’était aussi l’acteur qui, à ce moment précis, me représentait le mieux. Il avait cette sorte de passion et de désir qui correspondait à ce que j’écrivais. Après, quand il est parti aux Etats-Unis, nous ne nous sommes plus vus qu’épisodiquement. Mais la base émotionnelle était toujours bien là. (…) J’ai retrouvé Antonio aussi joyeux que par le passé et surtout, plus important encore, absolument désireux de faire mon film et non le sien » -allusion au fait que le comédien est désormais passé à la mise en scène lui aussi: « Un réalisateur sur un plateau, c’est parfois déjà trop, alors vous imaginez, 2… » (rires) Ce que corrobore Banderas, qui assure s’en être remis entièrement à un réalisateur devant la caméra duquel il apparaît sous un jour d’une inquiétante intériorité. « C’est un moine », dit-il d’un personnage qui a le don d’entraîner le spectateur dans les profondeurs d’une psyché torturée, que le film dévoile au prix de mues successives. Virtuose, le scénario de La piel que habito se met en place avec une précision toute diabolique, embrassant des genres divers, du thriller au mélodrame, et déclinant bientôt ses multiples dimensions en un mouvement d’une stupéfiante fluidité. Dimensions intimes, bien sûr, Almodóvar réussissant, à nouveau, à réinventer, par delà la trame originelle, le motif de la famille. Et le réalisateur de rappeler, pour le coup, la place prépondérante de la figure maternelle dans son cinéma: « La maternité reste un thème qui m’attire tout particulièrement, et dont j’ai le sentiment que l’on peut l’approcher d’un nombre infini de perspectives, conduisant à tous les genres possibles: mélodrame, comédie, film d’horreur, thriller. Mais pour moi, la mère reste toujours la même, quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde. »
Les 3 femmes d’Elvis
S’y ajoutent d’autres dimensions, romanesques, mais aussi métaphoriques. Almodóvar évoque ainsi encore, à bon droit, « une histoire de survie dans des conditions extrêmes, et ça c’est aussi l’histoire de l’humanité ». S’y greffent par ailleurs diverses considérations à la résonance toute contemporaine, qu’il soit question d’abus de pouvoir ou, de manière oblique et plus prosaïquement, de chirurgie plastique et de ses dérives, procès que refuse toutefois d’instruire le réalisateur: « Au moment d’écrire un film, je suis tout sauf un moraliste. Je veux que mes personnages prennent vie, qu’ils soient réels et crédibles, et que les spectateurs les comprennent. Pour moi, la chirurgie esthétique est un reflet de notre temps. Et les abus sont souvent liés à ceux qui y recourent eux-mêmes, et qui se retrouvent embarqués dans un cercle vicieux de recherche de beauté qui peut les conduire à des extrêmes assez grotesques. Mais si la médecine nous permet de profiter de la soixantaine dans le monde d’aujourd’hui, où avoir 60 ans ressemble à en avoir 40 il y a une vingtaine d’années à peine, cela me paraît assurément bienvenu. »
C’est là le sexagénaire épanoui qui s’exprime, le réalisateur apportant pour sa part un éclairage singulier: « Comme cinéaste, je préfère que les acteurs n’aient pas été retouchés. Les émotions que je conçois pour les personnages doivent d’être représentées par des visages qui reflètent leur âge véritable. Au train où on va, toute tentative de faire un film d’époque s’avérera improbable: si on devait tourner Le guépard de Visconti, aujourd’hui, on ne trouverait plus d’acteurs ayant l’air suffisamment vieux pour jouer les parents. » De quoi, appliqué à un contexte contemporain, relancer l’auteur de comédies déjantées: « J’aimerais faire un film sur les 3 femmes les plus importantes dans la vie d’Elvis Presley, rigole-t-il. Et cela pour une raison toute simple: la femme, la fille et la petite-fille ont toutes l’air d’avoir le même âge… » Chiche?
RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À CANNES.
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