AVEC MILDRED PIERCE, LE RÉALISATEUR DE FAR FROM HEAVEN ET I’M NOT THERE S’ESSAYE AVEC BONHEUR À LA MINISÉRIE TÉLÉVISÉE, QU’IL TIRE VERS LE CINÉMA HOLLYWOODIEN CLASSIQUE. SIX HEURES DE PUR BONHEUR À VOIR SUR BE TV… EXPLICATIONS.

C’est là un paradoxe bien dans l’air du temps, mais le plus beau film que l’on ait découvert, en septembre dernier, lors de la Mostra de Venise, avait, en fait, été réalisé pour la télévision. Soit, en l’occurrence, Mildred Pierce, mini-série en 5 épisodes tournée par Todd Haynes pour HBO et diffusée à partir de cette semaine sur Be TV ( lire page 61). Ce mélodrame de la Grande Dépression est réminiscent, il est vrai, du cinéma hollywoodien classique, ceci expliquant peut-être cela.

Haynes est coutumier des projets atypiques: révélé par Safe, puis Velvet Goldmine, le réalisateur américain devait enchaîner avec Far from Heaven, un mélodrame déjà, doublé d’un hommage lumineux au cinéma de Douglas Sirk, celui qui, de Imitation of Life à All That Heaven Allows, n’en finit plus de bercer le c£ur des cinéphiles. Suivrait I’m not there, anti-biopic particulièrement audacieux dressant le portrait fragmenté d’un Bob Dylan interprété par 6 acteurs différents, dont… Cate Blanchett, récompensée, à Venise déjà, pour cette composition de haut vol.

Adapté du roman de James M. Cain, Mildred Pierce vient donc confirmer à la fois la singularité du talent de Haynes, en même temps que sa volonté d’encore et toujours explorer de nouvelles formes. Autant dire qu’il a trouvé, chez HBO, un terrain d’expression idéal. « Ce fut une expérience étonnante, observe-t-il, alors qu’on le retrouve, détendu et affable, dans le décor feutré de l’Excelsior, épicentre médiatique de la Mostra. Comme cinéaste, je n’avais jamais travaillé pour un studio auparavant. Et je n’avais jamais rencontré de cadres de studio aussi intelligents, consciencieux et instruits que mes interlocuteurs. Ils voulaient une £uvre complexe et convaincante, sans qu’elle doive être commerciale. Ils n’ont imposé aucun diktat en ce sens, pas plus qu’ils n’ont essayé d’y ajouter des éléments qui garantissent un meilleur audimat. Ils tenaient à respecter l’intégrité de notre travail. « 

Dans la tourmente de la Dépression

Ecrit au tout début des années 40, Mildred Pierce voyait James M. Cain, l’auteur de romans « hard-boiled » comme The Postman Always Rings Twice ou Double Indemnity, imprimer une nouvelle direction à son parcours, à travers le portrait d’une femme indépendante et ambitieuse tentant de se faire une place au soleil dans le contexte de la dépression des années 30 . L’auteur est à l’apogée de son succès, et il ne faut que quelques années à Hollywood, en la personne de Michael Curtiz, le réalisateur de Casablanca, pour s’emparer de l’histoire, qu’il s’empresse de remodeler en archétype de… film noir ( lire par ailleurs). S’il connaissait bien entendu le film de 1945, Todd Haynes s’est pourtant gardé de le revoir avant de se lancer dans son projet de minisérie, s’en tenant au roman de Cain. « Et je ne l’ai toujours pas revu depuis, sourit-il. Le film était très différent, avec un meurtre comme point de départ, et un dispositif d’enquête policière. La construction est d’ailleurs admirable, avec sa narration en flash-back. Mais, comme dans nombre de films noirs, la question fondamentale se résume à savoir qui a tué la victime, Monte: Mildred ou Veda? Ou, en d’autres termes, laquelle de ces 2 femmes est la bonne, et laquelle est la mauvaise, sans qu’il y ait, conformément au langage du film noir, de possibilité intermédiaire. Et à la fin du film, on apprend qui est qui, tout en étant absous de beaucoup des éléments plus compliqués… « 

Voir les 2 versions, celle de Curtiz et celle de Haynes à la suite est, à cet égard, une expérience fascinante. Par un simple glissement de point de vue, on passe en effet du film noir, admirable au demeurant, au mélodrame à la résonance contemporaine manifeste. D’une crise, l’autre, pourrait-on écrire, alors que l’on découvre, au fil de la minisérie, une femme de la classe moyenne, emportée dans la tourmente de la Grande Dépression sur les cendres d’un divorce qui la laisse seule avec ses 2 filles, et la nécessité de se réinventer. « I’m the Great American Institution », relèvera-t-elle, avec un sens aiguisé de l'(auto)ironie cinglante, au mitan de son combat, rendu plus délicat encore par le rapport complexe l’unissant à sa fille Veda, relation dont l’arythmie constitue le c£ur battant du récit.

Les leçons de l’histoire

S’agissant de sa propension à se tourner vers le passé pour éclairer le présent, à l’£uvre aussi bien dans Mildred Pierce que dans Far from Heaven, Todd Haynes souligne d’abord la différence fondamentale qui existe, à ses yeux, entre les années 30 et les années 50, qui offrent leur cadre temporel respectif aux 2 films: « Les années 30 ont une pertinence par rapport à l’instabilité économique qui règne aujourd’hui que n’ont pas les années 50. Même si les Républicains souhaiteraient nous ramener dans des années 50 imaginaires, conformes peut-être à celles que l’on peut voir dans Far from Heaven, ironise-t-il. Avant de poursuivre: J’ai toujours souhaité tourner un film situé dans les années 30. Chacun de mes films d’époque m’apparaît comme un cadeau que je me fais, l’occasion de m’offrir une éducation, même partielle, sur un moment et un contexte spécifiques, avec la politique, la situation sociale, la langue, le comportement, les vêtements… Far From Heaven passait par le filtre d’un certain cinéma des années 50, mais cela m’apparaissait aussi comme une façon pertinente d’envisager une époque que les gens ont tendance, même ceux qui l’ont vécue, à confondre avec l’image qu’en donnaient les films. Les années 30 étaient différentes, et je n’ai pas voulu utiliser le langage de la production de l’époque comme filtre pour cette expérience.  » Et de se référer, plutôt, au cinéma américain des années 70, qui eut le don de faire souffler un vent de modernité sur les genres les plus éprouvés.

Magnifié par la photographie d’Ed Lachman, le chef-opérateur avec qui travaille Haynes depuis Far from Heaven, et par ailleurs collaborateur de Steven Soderbergh ou encore Ulrich Seidl, le résultat est rien moins qu’éblouissant. Un envoûtement, qui est aussi du pur cinéma, sans considération pour le support. « Peut-être ai-je échoué dans mon test de réalisateur de télévision, sourit Todd Haynes. Je n’ai pas vraiment modifié la façon dont je voulais procéder en fonction d’un écran plus petit, et les plans larges soutiennent une bonne part de l’histoire. Par contre, nous avons tourné en 16 mm, parce que je savais que le film serait montré en HDTV. Et si l’on utilise une caméra digitale voire même du 35 mm transféré en HD digital pour le matériel original, cette dernière apparaît atrocement froide et électrique. Nous voulions intervenir au niveau de ce rendu, extrêmement tranchant, et ramener du grain et des éléments de cinéma dans l’expérience visuelle. »

Alternative crédible

Au-delà de ces implications techniques, le médium télévisé lui aura apporté une marge de man£uvre créative appréciable, à une époque où la production cinématographique américaine traverse une crise aiguë – « Tourner un film comme Far from Heaven pour le cinéma serait beaucoup plus difficile aujourd’hui, et la situation ne fait qu’empirer, déplore-t-il, même s’il y a heureusement des exceptions.  » Allusion à un certain cinéma indépendant, notamment. Et de poursuivre la réflexion: « Les drames sérieux, les histoires impliquant des personnes réelles, confrontées à des problèmes complexes et engagées dans des relations délicates, c’est désormais à la télévision qu’on les trouve. Les studios, qui font des bénéfices record, ne semblent plus envisager les choses qu’en fonction des perspectives financières, et n’être motivés que par les franchises Marvel. Dans mon esprit, c’est justement lorsqu’on fait des profits maximum que l’on peut se diversifier…  »

Dans ce climat incertain, on ne s’étonnera guère que la télévision apparaisse de plus en plus comme une alternative crédible, tant pour les cinéastes que pour les acteurs, d’ailleurs. David Fincher, Gus Van Sant, Michael Mann ou Martin Scorsese comptent ainsi parmi les réalisateurs que l’on a vus, récemment, s’impliquer à des degrés divers dans des séries. Quant aux comédiens de cinéma, il y a longtemps que le label télévision ne les fait plus reculer. Démonstration encore avec Mildred Pierce dont la distribution est dominée par Kate Winslet, impériale dans le rôle-titre, aux côtés d’Evan Rachel Wood ou de Guy Pearce. Todd Haynes semble, pour sa part, se construire un avenir à la carte. S’il n’exclut pas, loin s’en faut, une nouvelle minisérie – « J’aimerais pouvoir retravailler dans ces conditions si le matériel justifie un traitement en plusieurs parties »-, le futur immédiat devrait le voir renouer avec Jon Raymond, son scénariste de Mildred Pierce, pour un long métrage traitant de la politique conservatrice aux Etats-Unis de nos jours. Far from Heaven, une fois encore…

ENTRETIEN JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À VENISE

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