Dans 35 Rhums, Claire Denis filme avec tendresse le quotidien d’un père et sa fille confrontés à la marche du temps. Un film d’une troublante douceur.
Assistante de Wenders pour Paris, Texas, et de Jarmusch pour Down by Law, Claire Denis passe à la réalisation en 1988 avec Chocolat. Présenté à Cannes, le film fait entendre une musique inédite dans le cinéma français, la cinéaste continuant ensuite à creuser un sillon on ne peut plus singulier, en adepte, selon sa propre expression, de « la narration plastique ». Des vampires de Trouble Every Day aux légionnaires de Beau travail, Claire Denis travaille le corps, signant une £uvre tout autant sensuelle que tendant à une stimulante épure. A quoi elle ajoute la qualité du regard, qu’il s’agisse d’accompagner Nénette et Boni, une jeune fugueuse et son frère pizzaïolo, dans les rues de Marseille, ou de projeter les êtres dans l’urgence d’une rencontre amoureuse d’un Vendredi soir – soit quelques exemples empruntés à une filmographie d’une appréciable richesse.
Renvoyant à son histoire familiale, 35 Rhums (critique en page 28) marque une évolution sensible dans son cinéma, qui trouve là une nouvelle simplicité, non sans résonner d’une profonde tendresse. « C’est un film important pour moi, parce que la tendresse n’y dissimule pas une sorte de cruauté, explique-t-elle, alors qu’on la rencontre à Venise, où la Mostra a vibré aux humeurs de ses personnages. J’ai pensé qu’il était préférable de décrire des gens avec de simples problèmes de la vie dans la sauvagerie du monde. J’aime cette opposition, et en un sens, ce fut presque violent à faire. »
Un écho intime
Ce père guadeloupéen et sa fille, qu’unit une profonde affection, trouvent un écho intime chez la réalisatrice. « Cette histoire est celle de ma mère et de mon grand-père. Il était Brésilien, et arrivé en France, il a dû être amené à l’hôpital, où il est tombé amoureux de son infirmière. Cette femme est morte deux mois après la naissance de ma mère, et mon grand-père a décidé de ne jamais retourner au Brésil, afin de se consacrer à l’éducation de sa fille. Ce fut le point de départ du scénario. Un second élément est venu s’y greffer: une rétrospective de Ozu, où j’ai amené ma mère presque chaque soir, pendant un été à Paris, et où j’ai constaté combien elle était émue face à ces films dont plusieurs parlent de la séparation entre une fille et son père – thématique que je me suis promise d’essayer d’explorer. «
D’où, peut-être, la troublante douceur qui émane de ces 35 Rhums: « J’avais à l’esprit la chanson Killing Me Softly, poursuit la réalisatrice. Ce qui nous tue en douceur, c’est la vie de tous les jours, les occasions manquées. Comme avec quelqu’un qui vous est cher, mais à qui vous faites défaut au moment où il fait le grand saut. Il y a quatre ans, j’étais là avec Humbert Balsam, mon producteur, et six mois plus tard, il se pendait. Peut-être est-ce également pour lui que j’ai tourné ce film… «
Et de poursuivre, ce faisant, son exploration de voies cinématographiques originales. « Etre dans l’air du temps n’est certainement pas une obsession, cela m’effraierait, même, de devoir penser ma vie en termes d’être in ou passée de mode. J’essaye d’exprimer quelque chose à travers mes films, et j’espère toucher certaines personnes. C’est déjà tellement difficile, que je passe par la peur, des nuits sans sommeil, ce genre de choses… »
Jean-François Pluijgers
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