CET ÉTÉ, FOCUS VOUS OFFRE UNE NOUVELLE INÉDITE DE L’ÉCRIVAIN AMÉRICAIN BENJAMIN WHITMER. SUITE ET FIN DES AVENTURES DE DERRICK KREIGER…

Lorsqu’elle se réveille, elle commence par essayer de bouger les bras, puis la tête. N’y parvient pas. Ses yeux noirs s’affolent, volettent en zigzaguant comme des chauves-souris en cage. Puis se posent sur Derrick.

– Oh bon Dieu, tente-t-elle de dire mais elle s’étouffe avec le sang qui lui coule de la bouche. Qu’est-ce que vous allez me faire?

– Tu m’as drogué, dit Derrick en essayant de ne pas se cacher dans les zones d’ombre laissées par la petite lampe tempête qu’il a suspendue à un clou contre le mur.

Il a ligoté Lou sur une table de cuisine, loin au fond d’une des ruines victoriennes d’Over-the-Rhine.

– Tu m’as arnaqué et tu m’as drogué.

– Oh bon Dieu, dit-elle. Ça fait mal.

– Je vais m’en occuper, dit Derrick. Mais je veux d’abord te raconter ce que tu as fait. Tu n’auras qu’à hocher la tête.

Ses yeux roulent dans leurs orbites et ses lèvres se vident de leur sang. L’espace d’une seconde, Derrick pense qu’elle va perdre connaissance, mais non, elle revient à elle, elle hoche la tête.

– Chez vous à Négroville, Cirillo est une espèce de diable blanc, c’est ça? Il vous expulse, il vous maltraite, il vous frappe. Il vous vole toute votre came et touche ses pots-de-vin en billets et en chattes de négresses.

Elle hoche la tête.

– Tu m’as piégé pour que je me fasse suspendre. L’idée venait d’un gars de chez toi? Tu savais que Cirillo ne pouvait pas me blairer, alors tu lui as donné un motif pour me remonter les bretelles. Pour me coller à moi un bon mobile sur le dos.

Elle hoche la tête.

– Et pendant que tu me droguais pour pouvoir me voler mon arme, Everette Anderson déclenchait cette émeute. Puis lui et deux ou trois de vos porte-drapeaux de nègres m’ont déposé en plein coeur de l’émeute. Vous vous disiez que même si je survivais, je serais complètement abruti quand je referais surface. Et la police aurait alors largement eu le temps de mettre la main sur mon arme.

Elle hoche la tête.

– C’est tellement tordu que ça aurait pu marcher, dit Derrick. Le seul moment où vous ayez foiré, c’est quand vous vous êtes dits qu’une petite émeute de négros pouvait avoir ma peau. J’ai connu la vraie guerre. Ici, c’est pas la guerre.

Elle lui envoie un crachat de sang, mais la force lui manque. Le crachat lui retombe sur le visage, macule ses joues, sa bouche.

– Ça l’est pour nous, dit-elle.

Derrick sort ses tenailles et un couteau. Puis il trouve sa seringue. Ça lui a pris plus de temps et plus d’argent qu’il n’aurait dû en consacrer, pour se procurer cette seringue pleine.

Elle bat des paupières sous l’effet de la douleur.

– Je ne peux pas laisser ma balle dans ton corps, dit-il.

Et il voit son reflet dans l’orbe de son iris. Noir et cendré et vaguement misérable dans son manteau sudiste. Un petit garçon terrorisé qui jouerait à la guerre.

– Ça, c’est contre la douleur, dit-il stupidement.

Et il n’a pas le temps de se demander comment elle a pu faire pour libérer sa main. Ni où elle pouvait bien cacher ce pistolet de poche de calibre. 25. Elle lui colle le canon sur le ventre et presse la queue de détente et il sent la glissière qui lui déchire la chair.

Derrick n’a aucun moyen de savoir combien de temps s’est écoulé lorsqu’il se réveille dans l’obscurité totale de la pièce claquemurée, lampe de camping éteinte depuis longtemps. Ni combien de temps il reste là comme ça, assis contre le mur, à écouter les crissements de l’immeuble autour de lui, les bruits de petits rongeurs qui se carapatent. Il tousse du sang dans son poing puis fait l’erreur de tâter le carnage en bas de son abdomen.

Et s’évanouit de nouveau.

Quand Derrick est rentré du Vietnam, il a passé des jours et des jours allongé sur son lit du matin jusqu’au soir, dans sa cabane, à boire du bourbon en regardant les ombres glisser lentement le long des murs. Son père comprenait le trauma de la guerre et semblait même penser que ça pouvait être bon, mais Derrick ne voulait pas en entendre parler. Il restait allongé sur son lit parce qu’il n’y avait rien qui vaille qu’il se remue. Il buvait du bourbon parce qu’il aimait le bourbon.

Cela dura exactement deux semaines. Jusqu’à un dîner de côtes de porc, que son père avait préparé dans une poêle en fonte, vêtu d’un de ses costumes gris de supermarché, le torchon sur l’épaule. Dîner au cours duquel il dit à Derrick:

– Tu n’es pas le premier jeune homme à avoir fait la guerre.

Derrick était pieds nus, en jeans et débardeur déchiré, occupé à couper une côte de porc en gros morceaux qu’il avalait entiers. Il leva la tête et sourit à son père sans répondre.

La moustache de son père monta, puis retomba. Puis remonta.

– Lis ça, dit-il en se levant pour aller chercher un livre sur l’étagère.

Un Derrick plus jeune aurait sans doute pris une des nombreuses armes accrochées au mur pour abattre le paternel d’une balle au milieu du visage. Mais apparemment, la guerre avait un peu changé Derrick. Alors, quand il eut fini de rire, Derrick s’en alla dans sa chambre et chargea quelques affaires dans un gros sac de toile.

Maintenant, Derrick se force à se remuer. Plié en deux, il se traîne jusqu’à la lampe tempête, l’allume. Puis reste un moment là, comme ça, plié, jusqu’à ce qu’il parvienne à rassembler l’énergie nécessaire pour déboucher le jerrycan d’essence qu’il avait apporté, et le renverser d’un coup de pied.

Il a réussi à atteindre le trottoir quand l’incendie embrase tout le bâtiment, mais il y est encore quand la bourrasque de fumée ouvre un grand vide autour de lui et l’avale tout entier.

Ensuite il rêve. Il rêve de Lou, du vide entre ses dents, de son visage penché sur lui, de sa voix qui lui parle doucement. Il rêve qu’il la poursuit dans les ruelles étroites d’Over-the-Rhine. Il la poursuit pour reprendre sa balle, il sait qu’elle l’a toujours dans le corps. Mais il sait aussi dans son rêve, comme plus tard dans sa vie éveillée, qu’il ne la rattrapera jamais.

Il rêve pendant ce qui lui semble être des jours et des jours, et qui l’est sans doute. Il rêve et puis il se réveille, sur le lit d’hôpital, hurlant.

BENJAMIN WHITMER EST NÉ EN 1972 ET A GRANDI DANS LE SUD DE L’OHIO ET AU NORD DE L’ÉTAT DE NEW YORK. IL A PUBLIÉ SON PREMIER ROMAN, PIKE, AUX ÉDITIONS GALLMEISTER EN 2010. IL VIT AUJOURD’HUI DANS LE COLORADO, OÙ IL PASSE LA PLUS GRANDE PARTIE DE SON TEMPS LIBRE EN QUÊTE D’HISTOIRES LOCALES, À HANTER LES LIBRAIRIES, LES BUREAUX DE TABAC ET LES STANDS DE TIR DES MAUVAIS QUARTIERS DE DENVER.

TRADUIT PAR JACQUES MAILHOS

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