CET ÉTÉ, FOCUS VOUS OFFRE UNE NOUVELLE INÉDITE DE L’ÉCRIVAIN AMÉRICAIN BENJAMIN WHITMER. SUITE DES AVENTURES DE DERRICK KREIGER…

Il est temps de bouger. Derrick se relève, tâte ses poches. Il n’a aucune idée de l’endroit où son arme a pu s’évaporer, mais son Zippo est toujours là. Tous les quelques mètres, il donne un petit coup de flammes. Débris de cloisons, plafonniers fracassés, cadavres d’écureuils, amas de détritus. Il avance en nageant dans une dense puanteur de mort et d’ordures. Enfin, il tombe sur une des portes de derrière, et émerge dans une petite cour encombrée de meubles disloqués. Prend une grande bouffée d’air nocturne, puis passe par-dessus la palissade du fond et atterrit dans une ruelle déserte. Il court le corps cassé, la tête baissée sous le couvert de la palissade, jusqu’à ce qu’il aperçoive une fenêtre éclairée par une faible lumière dans un des renfoncements de la ruelle. Il frappe à la porte, fort.

Police.

– Je suis armé, répond une voix d’homme.

– Moi aussi, dit Derrick. Et je suis de la police. Je compte jusqu’à deux, puis je tire dans votre porte.

La porte s’ouvre. L’homme est jeune, blanc, fine barbiche sous la lèvre inférieure, cheveux gras. Il tient un énorme revolver à capsules Colt 1851 Navy. Derrick le lui arrache des mains.

– Vous en avez pas un à vous? dit le jeune gars.

Derrick place le revolver en demi-armé et examine le barillet. Toutes les chambres sont pleines, sauf celle qui se trouve sous le chien. Son père en avait un exactement comme ça, accroché au mur, objet légué de père en fils depuis le plus lointain ancêtre Kreiger dont quiconque puisse avoir envie de se souvenir. Ancêtre Kreiger qui, selon la légende familiale, chevaucha aux côtés du lieutenant-général confédéré Nathan Bedford Forrest pendant, puis après la guerre, quand il devint le premier Premier Grand Sorcier du KKK.

– Quel âge elles ont, vos capsules d’amorçage? demande Derrick.

– C’est quoi, une capsule d’amorçage? dit le jeune gars.

Il repart ensuite vers le salon d’un air absent et s’assied sur le canapé. Toute la pièce est en velours rouge élimé, écrasé, comme si elle était le butin du casse d’une boutique d’antiquités spécialisée dans les rebuts de Louis XV déglingués.

Ça fait peut-être bien cinq ans que j’ai cette arme et j’ai jamais tripatouillé aucune capsule ou quoi, je peux au moins vous dire ça. Je me souvenais même plus que je l’avais jusqu’à ce que cette merde éclate.

Derrick s’affale dans un des fauteuils. Se frotte les yeux. Des étincelles partent en émeute sous ses paupières.

– Vous vous camez à quoi? dit-il au jeune gars.

Le jeune gars lui renvoie un regard ébahi.

– Je me came à quoi?

Derrick le regarde.

Le jeune gars croise une jambe au-dessus de l’autre et s’accroche à son genou.

– À l’héroïne, dit-il.

– À l’héroïne.

– C’est pas ce que vous cherchiez?

Derrick hausse le revolver.

– Parce que je pourrais peut-être vous dépanner, dit le jeune gars. On fait des fêtes, et des fois y en a qu’oublient des trucs. C’est comme ça que j’ai eu le revolver.

– Coke, dit Derrick.

Il plisse les yeux, fixe le front du jeune gars dans l’axe du guidon de l’arme.

– OK.

Le jeune gars se lève et quitte la pièce comme en flottant.

Derrick pose le revolver sur ses cuisses et ferme les yeux. Il écoute son coeur battre. En prend note.

Derrick travaillait depuis un an dans le Groupe d’Intervention, au sein d’une unité d’agents en uniformes chargée de lutter contre la criminalité urbaine. Quand il était parti de chez son père, la police lui avait paru un endroit naturel où aller travailler. Mais c’était une pâle copie de ce qu’il avait fait au Vietnam, et le soldat en lui haïssait le flic qu’il était devenu. Faire taire des fêtes de quartier, disperser des attroupements aux pieds des immeubles, coffrer des dealers de troisième zone. Nuit après nuit il se cognait la tête à se la fendre contre l’absurdité de tout ça. Et hier, il s’est fait suspendre de ses fonctions. Il sait que le fait qu’il se soit réveillé dans ce bordel n’est pas sans lien avec sa suspension.

C’était trois semaines plus tôt environ, dans une des boîtes de jazz d’Over-the-Rhine qui ferment tard. Masques africains aux murs, militants qui s’écharpent sur comment livrer le combat de la prochaine révolution. C’était une grosse femme ondoyante à tête de braillarde, et quand le Groupe d’Intervention avait fait sa descente dans la boîte en suivant un tuyau d’indic à propos d’un trafic de marijuana, elle s’était levée d’un bond, avait collé son visage juste devant celui de Derrick, l’avait traité de gros porc et lui avait craché dans la bouche. Le coup de boule que Derrick lui avait mis était de pur réflexe, mais c’était un bon réflexe. Il lui avait cassé deux dents de devant.

Évidemment, elle avait pris un avocat. C’est ce qu’ils faisaient toujours, mais sans jamais gagner. La raison pour laquelle Cirillo l’avait suspendu n’avait rien à voir avec le coup de boule. Cirillo l’avait suspendu parce qu’on lui avait donné l’ordre de prendre Derrick dans le Groupe d’Intervention, et que Cirillo n’avait pas du tout envie d’avoir un ancien du Vietnam dans son équipe. Il avait prévenu Derrick dès le premier jour que s’il lui sortait une de ses merdes à la con façon Vietnam il le virerait du Groupe en moins de temps qu’il ne lui en faudrait pour dire syndrome post-traumatique. Cirillo était un vétéran de la Seconde Guerre, dans la zone Pacifique, et il avait la même opinion vis-à-vis des vétérans du Vietnam que vis-à-vis des détenus en section psychiatrique.

Derrick ne protesta pas contre sa suspension. Il resta juste assis sur sa chaise à écouter Cirillo lui lire la paperasserie, le visage en jambon explosé, les yeux roses et marron et caoutchouteux. Il resta juste assis et s’imagina saisir une par une les armes accrochées aux murs de la pièce et abattre consciencieusement ce fils de pute d’une balle dans la tête avec chacune, l’une après l’autre.

Puis, quand Cirillo eut fini, Derrick exhuma son arme de secours de sa boîte à gants, la boucla à sa taille et roula jusqu’au Dancin’ Bay, où il but des bourbons jusqu’à ne plus pouvoir faire autre chose que rester assis au bar à regarder les oeufs marinés se trémousser dans leur bocal au rythme du juke-box.

Un des refrains préférés du père de Derrick disait combien la guerre changeait les hommes. Mais Derrick sait que c’est des conneries. C’est juste un truc que des vieux qui ne croient plus en la grandeur de la guerre ont trouvé pour vendre des livres de guerre, et vendre la guerre elle-même, aux jeunes. La guerre ne fait pas les hommes. Les hommes font la guerre. Et s’il y gisait une vérité plus profonde quelque part dans le Vietnam, alors c’était l’effroyable merveille de la guerre elle-même. La pyrotechnie, les lance-flammes, les mitrailleuses, les drogues et les ombres dans la jungle, les putes. C’était d’être entièrement libéré de l’enfer climatisé qui régnait au pays. C’était l’émeute carnavalesque dans un pays que vous ne pouviez vous empêcher d’aimer profondément et de haïr profondément à la seconde où vous y posiez le pied.

Certains soirs, Derrick s’installe dans son fauteuil et regarde les rares photos qu’il en a rapportées. Le jeune gars qui se retourne vers lui alors qu’il est déjà écorché vif, propre et net, comme un porc qu’on vient d’abattre. Son visage émacié et dur et ses yeux aux pupilles démesurées. Et le petit rictus du combat, ce sourire qu’on retient mais qui vous tire sans cesse les lèvres et menace d’exploser, libre, à chaque instant.

Derrick sait ce que cette expression veut dire. Çà et là, il la retrouve sur le visage d’autres soldats, sur des photos. Et elle est bien visible sur le visage de presque tous les pilotes de bombardiers qu’il ait jamais connus, surtout au retour de mission. Cette expression n’est pas l’expression du devoir accompli, ou du sens du sacrifice. C’est l’expression qui vous vient quand vous venez de voir des bombes exploser sur des bandes de terrain de plusieurs centaines de mètres de long, quand vous venez de voir toute une campagne partir en flammes, quand vous venez de voir des humains détaler comme des cafards sous vos ailes. C’est l’expression du carnage libre et sans entraves. L’expression de la tuerie.

La honte a poussé des hommes moins costauds que Derrick au suicide à leur retour. Derrick, lui, se contente de s’assurer qu’il ne fera plus jamais de rêves. Parce qu’il est incapable d’affronter le fait de savoir que plus jamais il ne jouira d’une liberté semblable. Et que jamais il ne pourra désapprendre ce qu’est vraiment la liberté, et ce qu’elle lui a coûté.

BENJAMIN WHITMER EST NÉ EN 1972 ET A GRANDI DANS LE SUD DE L’OHIO ET AU NORD DE L’ÉTAT DE NEW YORK. IL A PUBLIÉ SON PREMIER ROMAN, PIKE, AUX ÉDITIONS GALLMEISTER EN 2010. IL VIT AUJOURD’HUI DANS LE COLORADO, OÙ IL PASSE LA PLUS GRANDE PARTIE DE SON TEMPS LIBRE EN QUÊTE D’HISTOIRES LOCALES, À HANTER LES LIBRAIRIES, LES BUREAUX DE TABAC ET LES STANDS DE TIR DES MAUVAIS QUARTIERS DE DENVER.

TRADUIT PAR JACQUES MAILHOS

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