CET ÉTÉ, FOCUS VOUS OFFRE UNE NOUVELLE INÉDITE DE L’ÉCRIVAIN AMÉRICAIN BENJAMIN WHITMER. PREMIER ÉPISODE, PREMIERS FRISSONS…

DERRICK Kreiger n’a plus jamais rêvé depuis qu’on lui a électrifié le coeur au Vietnam. Pas une seule fois. C’est comme si les impulsions du pacemaker avaient fait remonter la partie inconsciente de son esprit des profondeurs vers la surface, comme un téléphone à manivelle avec un fil de plomb fait remonter les silures. Et Derrick a bien idée que ça ne tient pas qu’à lui. Pas quand il se rappelle son temps de guerre, les scalps, les overdoses, les petits chefs qu’on finit par fragmenter d’une grenade sous la tente. Derrick ne s’autorise pas non plus quoi que ce soit qui ressemble à du sommeil normal depuis qu’il est rentré. Il n’accepte rien de moins que l’oblitération totale de son esprit, conscient et inconscient. Et il n’exclut l’aide d’aucune molécule dans cette quête.

Le voilà qui se réveille en sursaut. Corps entier sous tension, doigts crispés. Il est sur la banquette arrière de sa voiture, et du dehors lui viennent des bruits de pas frénétiques, métal contre métal, verre brisé, hurlements. Rien ne l’assure que ce n’est pas un rêve, après tout, un rêve de la chose même pour laquelle il a éradiqué ses rêves. Il colle sa joue contre le dossier de la banquette et remonte lentement la tête jusqu’à ce qu’il puisse tout juste voir ce qui se passe.

Over-the-Rhine. Le ghetto le plus noir et le plus pauvre de Cincinnati, au bord du quartier central des affaires, en haut. Des émeutiers s’expulsent de leur masse collective en tourbillonnant puis la réintègrent par grappes, par cellules, émergent de la fumée pour entrer dans le champ de vision de Derrick, puis disparaissent de nouveau, s’agitent les uns contre les autres avec une férocité acharnée qui le pousse à se demander comment ils font pour ne pas s’embraser. Une nappe de fumée passe. Trois junkies fracassent la vitrine d’une pharmacie. Une nappe de fumée passe. Un gang d’adolescents renverse une Cadillac. Une nappe de fumée passe.

Respire, se dit Derrick. Pas un d’entre eux ne sait que tu es là.

Puis une nappe de fumée passe encore, puis c’est une fillette noire, douze ans peut-être, qui se matérialise face à la vitre arrière. Ses dents tranchent son visage en un sourire mauvais, igné.

Venez voir, crie-t-elle en se retournant vers l’opacité.

Derrick sort par la portière opposée. Chancelle, titube un peu dans ses bottes de cow-boy. Ses poumons coincent dans la fumée. La rue vacille, son cerveau frôle le black-out.

Le petit bouseux de blanc a les foies, dit la fillette en gloussant et Derrick a bien envie de lui coller une baffe.

Mais une nappe de fumée passe encore et, d’un pas en avant, il en émerge le plus grand et le plus laid des Noirs que Derrick ait jamais vus.

– Est-ce que ta mère sait que t’es sortie promener ton gorille? dit Derrick.

– Ma mère tire sept ans pour trafic de came. (Elle porte une jolie petite robe rose à l’ourlet calciné par un cocktail Molotov.) Lui c’est mon frère. Il l’a pas encore dit, mais il pense que t’es un porc.

– L’est pas aussi con qu’il en a l’air. (Derrick sort son badge.) Ça, c’est mon permis de tuer les nègres quand ils font des émeutes. Même les petites putes finaudes comme toi.

– Ton badge de nase me fait pas peur, blanc-chiotte, dit la fillette. (Elle pointe son menton de bébé vers son frère.) Défonce-lui la gueule.

– Comme vous voudrez, dit Derrick.

Sa main recule vers le holster de hanche où son arme devrait se trouver. Un sourire s’esquisse sur son visage.

Le holster est vide.

Derrick essaie de tenir son sourire mais n’y parvient pas. L’homme se rapproche en esquissant un sourire à lui.

– Eh merde, dit Derrick.

Puis il pivote sur sa droite et s’enfuit en courant comme un dératé. Court droit dans une nappe de fumée, la traverse. Une bande de cinq émeutiers apparaissent dans l’éclaircie. Ils tiennent une femme à moitié nue piégée au centre de leur cercle, la bousculent en tous sens. Elle a crié jusqu’à perdre la voix, sa bouche bée encore de l’effort que ce fut, des filets de sang ruissellent le long de son visage.

Derrick étale le premier d’un rude blocage à l’épaule qu’il ressuscite de ses années de football à l’école, puis en allonge un deuxième d’un coup de coude à la gorge. Le temps qu’ils comprennent ce qui se passe, Derrick a disparu et la fillette et son géant de frère foncent droit sur eux, les tamponnent, toute la bande s’effondre en un amas de membres projetant crachats et « Fils de pute! »

Personne ne court longtemps en bottes de cow-boy. Derrick en porte parce qu’il ne court pas: c’est un des avantages qu’il y a à porter une arme. Il monte les marches d’un bâtiment en briques à l’abandon, défonce le pan de contreplaqué cloué sur la porte, traverse le bois pourri et tombe à l’intérieur, sur son épaule.

Un hall. Derrick se faufile dans le noir, rase les murs, espère que le plancher est resté intact. Il s’enfonce de deux pièces à l’intérieur des ruines, puis s’arrête et se pose, à genoux. Puis il reste comme ça, calmant sa respiration jusqu’à ce que ses jambes le piquent, lui fassent mal, le brûlent et s’engourdissent sous lui. Puis il ferme les yeux et se laisse couler dans l’ennuyeuse épaisseur de l’attente.

Il y a cette sensation que Derrick a dans la poitrine depuis qu’on lui a posé le pacemaker. Cette impression que le courant a créé là un vide à la place de son coeur, que le pacemaker accroit son champ électromagnétique en repoussant ses organes vers l’extérieur. Il se concentre sur cette sensation.

Rester sans bouger est un art qu’il a perfectionné au Vietnam. Mais ce n’est pas un art qu’il a appris au Vietnam. C’est un art qu’il a appris de son père.

C’EST à la mort de la mère de Derrick, ratatinée par un camion de charbon alors qu’elle promenait son bichon, que le père de Derrick vendit leur maison de la petite ville de l’est du Kentucky où ils vivaient, et qu’ils allèrent s’installer tous les deux dans la cabane. Aujourd’hui, Derrick saisit la grande rapidité avec laquelle ce déménagement s’était produit, mais à l’époque il n’y avait eu que la main de guide de son père posée sur son épaule alors qu’il entrait dans la cabane avec sa petite boîte d’affaires personnelles. Jambes tremblantes, prêtes à se dérober à tout instant.

Les murs de la cabane portaient des étagères de livres fréquemment repris et relus, mais toujours remis à la même place. Portaient aussi des armes et des pièges constamment huilés en prévision d’un usage qui ne vint jamais. Non que le père de Derrick eût été obligé de garder ces choses-là dans la cabane. La mère de Derrick aurait peut-être même apprécié quelques traces de la présence de son père dans sa maison à elle. Mais le père de Derrick ne faisait aucun compromis en matière de domesticité.

Les livres sur les étagères étaient des livres sérieux. Des livres que le père de Derrick s’était mis à lire au cours d’un banal séjour en Corée. Des livres sur des hommes qui faisaient la guerre non parce qu’ils croyaient en la guerre mais parce qu’ils croyaient en la virilité. Des livres que le père de Derrick lisait à voix haute, debout, raide, vêtu d’un de ses costumes gris de supermarché, moustache méticuleuse grisement figée sur son accent de Kentuckien éduqué. Le père de Derrick était instituteur.

Derrick se tenait immobile, recroquevillé dans la monotone répétition de ces lectures. Parce que ces livres contenaient les seules choses qui valaient d’être sues, disait son père. Et parce que, bien que Derrick eût haï son père chaque minute de chaque jour, il n’y avait pas de moment où il le haïssait plus que lorsqu’il lisait à voix haute. L’ennui médusant de la lecture plongeait Derrick dans la rêverie. Il s’imaginait saisir une par une les armes accrochées aux murs et abattre consciencieusement son père d’une balle dans la tête avec chacune, l’une après l’autre.

BENJAMIN WHITMER EST NÉ EN 1972 ET A GRANDI DANS LE SUD DE L’OHIO ET AU NORD DE L’ÉTAT DE NEW YORK. IL A PUBLIÉ SON PREMIER ROMAN, PIKE, AUX ÉDITIONS GALLMEISTER EN 2010. IL VIT AUJOURD’HUI DANS LE COLORADO, OÙ IL PASSE LA PLUS GRANDE PARTIE DE SON TEMPS LIBRE EN QUÊTE D’HISTOIRES LOCALES, À HANTER LES LIBRAIRIES, LES BUREAUX DE TABAC ET LES STANDS DE TIR DES MAUVAIS QUARTIERS DE DENVER.

TRADUIT PAR JACQUES MAILHOS

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