ENTRE DEUX ALBUMS, BERTRAND BELIN SORT REQUIN, PREMIER ROMAN FARCESQUE AU NIHILISME DOUX-AMER DÉSOPILANT. L’OCCASION D’ABORDER LE LIEN AQUATIQUE, SOUTERRAIN, VISCÉRAL QUE LE CHANTEUR FRANÇAIS ENTRETIENT AVEC LA CHOSE LITTÉRAIRE.

« Menthe citron vert?? Menthe citron vert… Menthe citron vert!! Ah ça alors dis donc, c’est très chic! » Quand Bertrand Belin reçoit son Perrier, ça claque déjà comme un début de quelque chose. Rien de bien étonnant. Il suffit de l’avoir vu sur scène pour savoir qu’il en aurait probablement déjà fait toute une histoire. Ce genre d’apartés narratifs rhapsodiques, d’épopées miniatures absurdes, dont il a pris l’habitude de truffer ses concerts et qui font partie intégrante, réjouissante, du voyage live.

Dandy magnifique de la nouvelle chanson française (Bertrand Belin, La Perdue, Hypernuit, Parcs), Bertrand Belin se situe un peu là, entre envolées conceptuelles et plaisir plastique des mots. Suite logique ou pas, sa voix grondante de mâle sorti des eaux, le natif de Quiberon (1970) la met désormais au service de la littérature, autre passion d’une vie (ça, et la mer). Entre Parcs et un nouveau disque annoncé (la sortie est prévue pour octobre), le chanteur s’est en effet offert un pas de côté: quelque deux ans d’écriture occasionnelle ont donné un manuscrit, récemment envoyé à l’ami Eric Reinhardt, parrain en littérature qui le soutient alors auprès de Pol Otchakovsky-Laurens, directeur de POL, maison d’édition de Georges Perec, Marguerite Duras ou Emmanuel Carrère. Mais aussi de Christophe Tarkos, Marie Darrieussecq, Olivier Cadiot, Nathalie Quintane ou Valerie Mréjen. « Des auteurs qui entretiennent des rapports avec le théâtre, la danse, la musique, les arts plastiques. J’avais bon espoir qu’un chanteur puisse être malgré tout pris au sérieux dans une maison comme celle-là. » Sur la célèbre couverture blanche et bleue flotte donc désormais son Requin. L’histoire d’un homme, archéologue contrarié qui, parti un beau dimanche se baigner dans un lac artificiel près de Dijon avec femme (Peggy) et enfant (Alan), soudain s’y noie -non sans se livrer, toute la durée du livre, à un chant d’adieu aux siens et à la vie à l’ironie mordante, et nihiliste -n’était l’humour, constant. Une élégie stoïcienne qui porte le titre de la huitième piste du dernier album Parcs. Sauf que, et Belin nous corrige d’emblée là-dessus, c’est le roman, alors en cours d’écriture, qui a inspiré la chanson -pas l’inverse. Où le chanteur emprunte au désormais romancier… et inversement. Explications.

Pourquoi avoir placé votre tout premier personnage romanesque en situation de disparition programmée?

A la sortie d’un de ses premiers romans, un roman qui traitait lui aussi de la mort, l’écrivain Eric Chevillard avait dit quelque chose qui m’avait marqué, il avait dit que l’avantage avec un sujet comme celui-là, qui est si vaste, si généreux en développements, c’est que personne n’en revient pour vous dire: « Alors non, mon coco, la mort, c’est pas comme ça que ça se passe! » D’après moi, le lien entre la mort et le premier roman se situe là… Mais mon livre est une vaste métaphore. Il s’agit d’une noyade sociale, d’une noyade familiale, d’une noyade intime, d’une noyade dans l’eau. C’est un principe gigogne de noyade. Alors oui, c’est un postulat surnaturel que de se noyer pendant tout un livre. Et le postulat étant fumeux, cela contribue à donner un ton de farce à l’ensemble. Ça lui confère un caractère poétique.

Qu’est-ce qui vous a retenu chez ce personnage pour décider de le suivre dans le cadre d’un dispositif romanesque au long cours?

Disons que c’est un personnage à qui il est permis de prendre position sur un certain nombre de sujets. Sciences, sociologie, philosophie, métaphysique…: je suis spectateur de toutes ces disciplines. Mais on ne peut pas prendre la parole en tant que soi sur ces sujets, qui sont beaucoup trop vastes. D’où l’idée de créer un avatar, un faux spécialiste de tout qui de toute façon va mourir, et qui du coup peut se permettre d’y aller. Sa noyade est un dispositif narratif préalable qui permet un jaillissement, un empressement de propos, de trouvailles, de drôletés. Bien sûr, ça part d’une audace un peu naïve de sa part, mais l’idiotie permet parfois une certaine clarté, une certaine fraîcheur du raisonnement. De la bouche des poltrons et des idiots arrivent un nombre incroyable de vérités. Et moi ça me permettait d’enfin dire ce que je pense des peintures rupestres et de ce à quoi les Aurignaciens occupaient leur journée. C’était assez amusant.

Mis à part ses pensées, vous donnez assez peu de contours à votre protagoniste, qui baigne dans une certaine abstraction: une volonté?

Ce n’est pas dans ma nature de décrire un personnage à travers la façon dont sa chemise est mise. Quand c’est Balzac qui le fait, ça m’intéresse: j’aime quand à travers l’étude de la position d’un menton, il parvient à nous renseigner sur la provenance sociale d’un personnage. Ce que j’aime moi, ce sont les silhouettes, les masques blancs, les représentants un peu fantomatiques d’une pensée en marche. Dans mes chansons, c’est pareil: un personnage, c’est trois traits sur des fonds de néant blanc. Mes personnages sont au boulot. Ils travaillent pour l’histoire. Donc ils sont en tenue de travail, et ce n’est ma foi pas la peine d’en dire beaucoup plus…

N’en finissant pas de se noyer, votre personnage s’amuse de l’illusion de l’immortalité de ses contemporains… La question vous obsède?

C’est une particularité de l’humanité à laquelle je suis très reconnaissant: c’est formidable de réussir à vivre alors même qu’on sait que ça ne va pas durer. C’est la plus grande, la plus merveilleuse trouvaille: c’est la seule, il n’y en a pas d’autre! Au quotidien, c’est un peu comme si on se tenait à carreau -on ne parle pas de notre mort, on n’y pense pas- dans l’espoir d’être oublié, que ça ne nous arrive pas. Il y a comme un jeu de discrétion avec ça. Alors bon, ça me rend assez malheureux de savoir que je vais devoir mourir, mais disons que ça m’engage vers une certaine pratique: quels sont les aspects drôles de la situation? Vous voyez bien que je n’ai pas l’air de plier sous un poids énorme… Non, en fait je m’amuse que ce soit si peu sérieux, toute cette histoire. A dire vrai j’en suis épaté.

Quel a été votre rapport à l’autofiction pendant l’écriture du livre?

Un certain nombre de choses du livre se sont vraiment déroulées dans ma vie, en grande proportion d’ailleurs, même si ça n’a pas conduit aux mêmes dénouements. Dans le fait d’écrire des chansons ou un livre, il y a bien sûr un besoin de témoigner, un besoin d’extériorisation très fort et assez difficile. J’ai vécu des épisodes scabreux par paquets étant enfant, mais je ne peux pas me contenter de les raconter, ce serait sordide. Une fois que les efforts consentis à la souffrance et à la peine sont loin, je pense qu’on peut en faire quelque chose d’amusant, de burlesque. Il faut trouver une chorégraphie, une danse. Chercher ce qu’il y a de commun dans ces expériences, et non pas ce qui est particulier, sinon on en vient à faire une culture de ses propres déconvenues à des fins malhonnêtes de commerce des sentiments -un genre de commerce qui ne m’intéresse pas.

Vous avez souvent déclaré que votre rapport à la culture avait dû faire l’objet d’un courage, d’une construction. Qu’en est-il de la littérature?

Les livres signifient pour moi quelque chose d’énorme, ne serait-ce que parce que j’ai dû combattre pour y arriver. J’y avais été très mal préparé. Pas préparé du tout en fait. Lire, parler, écrire, c’était un territoire à conquérir depuis l’adolescence pour moi. Un relief à escalader, arpenter. Le premier livre que j’ai lu, je l’ai lu tard si on considère l’intérêt que je porte aujourd’hui à cette chose que j’aurais aimé découvrir beaucoup plus tôt. Je suis arrivé à Paris à la fin de ma dix-septième année -j’y suis arrivé seul. J’avais rencontré une fille, une Parisienne venue passer ses vacances à Quiberon, avec qui j’ai vécu pas mal d’années par la suite. Elle a fait mon éducation. Son père, sa mère m’ont accueilli. J’ai tout appris avec eux, j’avais un appétit très fort: je voulais me mettre au diapason des conversations. Des constellations se sont formées: j’ai lu Maxime Gorki, Tolstoï. Avec un succès et un plaisir discutables, d’ailleurs, parce que c’étaient de grosses choses pour moi. Après sont venus Ginsberg et la Beat Generation. La pompe avait été amorcée, et disons que j’ai appris ensuite à faire mon chemin tout seul. Pour la musique ça a été pareil: pour découvrir Bartók, il a fallu que je sois d’abord pris par le coeur, que mon plaisir soit indiscutable pour que ça m’envahisse les autres recoins du corps -le cerveau également.

Quels auteurs lisez-vous? Et quels sont ceux qui vous auraient donné envie d’écrire?

Disons que ce qui fait mon plus grand bonheur, ce devant quoi je m’extasie, c’est la limpidité, la clarté du récit, la construction narrative sans heurts, une construction qui charrie des quantités de sujets qui explosent, des petites flammèches de considérations qui partent en fumée, partout. Comme une constellation, un scintillement. Je trouve ça dans les livres de Henry James. Dans L’Elève en particulier. Ou chez Mark Twain, dans Comment j’ai tué un ours. Mais Le Rapport de Brodie de Borgès, La Dame au petit chien de Tchekhov ou Un jour rêvé pour le poisson-banane de Salinger sont également des démonstrations de cette volonté d’aller sûrement quelque part avec les outils de la narration. Des textes tous assez brefs, je m’en aperçois… Ce qui permet sans doute cet effet incroyable.

Comment cette influence de la littérature se traduit-elle concrètement dans votre travail?

Je dirais que le lien est tout autant antérieur que postérieur, que les lectures me travaillent bien inconsciemment. Comme je lis quotidiennement, ça me nourrit, mais je ne cherche jamais à faire fonctionner la chanson et la littérature ensemble. C’est plus souterrain. Je peux constater que cette obsession du feu que je nourris m’aura visiblement été passée par Jack London par exemple. Mais il s’agit bien souvent de mises en relation a posteriori, de sorte que au final, on ne sait plus quel feu active l’autre…

REQUIN DE BERTRAND BELIN, ÉDITIONS POL, 192 PAGES.

RENCONTRE Ysaline Parisis, À Paris

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content