Cet obscur objet du désir

© DAVID GRAHAM

Peut-on encore écrire sur une histoire d’amour non réciproque En 2019? L’Anglaise Kirsty Gunn répond par un objet littéraire provocant.

Le roman s’ouvre sur des bleus artificiels aquatiques: comme dans un tableau de David Hockney, on sent que quelque chose d’essentiel se passera au bord d’une piscine. Financier à succès, Evan Gordonston revient à Londres après des années passées aux États-Unis. S’installant à Richmond, banlieue huppée de Londres, il tombe éperdument amoureux de la femme qui lui loue une chambre. Desperate housewife délaissée par son helléniste de mari, Caroline Beresford est idéalisée par Evan et inaccessible. Ce dernier se confie alors à Emily « Nin » Stuart, son amie d’enfance. Evan invoque le coup de foudre: la stupéfiante Caroline est pour lui ce que Laure était à Pétrarque, Béatrice à Dante. Il a l’idée d’écrire pour tenter d’emprisonner à jamais l’objet de son désir. On nage en plein amour courtois.  » Tu es comme Dante et Pétrarque et les autres, sauf que ta poésie n’est pas à la hauteur.  » Pigiste publicitaire et nouvelliste à ses heures, Nin accepte donc de devenir la secrétaire d’Evan, son « amanuensis » dans la pure tradition romantique. Le livre retrace l’entièreté de leurs conversations.

Pour l’essentiel, tout s’y passe d’ailleurs cloîtré dans des pubs londoniens où les deux amis se donnent rendez-vous. Scène répétée: Evan et Nin y commandent gin sur gin, commentant la passion maladive d’Evan, et le livre que cela pourra donner (roman ou compte-rendu?, Nin s’interroge). Problème: l’intrigue manque de contenu et d’action. « (…) il n’y avait pas plus de chance qu’un roman se passe ici qu’une superproduction de Noël à cinquante millions de livres montre à travers mes pages ce dont elle était capable comme dans un cinéma multiplexe. Il ne se passait rien du tout.  »

Cet obscur objet du désir

Dossier préparatoire

Que dire alors de l’objet littéraire (celui, bien réel, que l’on tient entre les mains), qui raconte le lent processus d’élaboration à quatre mains d’un livre qui est  » à peine une histoire« ? Comme placé derrière une vitre qui le sépare du roman qui aurait pu être, le lecteur y est plongé dans l’état d’immobilisme et de soupir infini des histoires d’amour non vécues, dans l’impuissance et le ressassement à l’infini des mêmes scènes et des mêmes dialogues. Expérience de lecture géniale autant qu’exaspérante par endroits… Page 327, Le Bikini de Caroline se termine (au bord d’une piscine), pour faire place à un appareil de notes qui ressemble un peu au dossier préparatoire qu’un écrivain traditionnellement cache (points de théorie sur l’amour non-réciproque en littérature, historique des relations entre les familles Gordonston et Stuart, ou liste exhaustive des marques de gin ingurgitées). Une autre provocation faite aux codes par un anti-roman qui décidément n’en manque pas. Si l’Anglaise Kirsty Gunn ( Pluie, La Grande Musique) semble à chaque page refuser le roman au motif que « tout aurait été fait en littérature », elle n’en finit pas moins par réaffirmer dans cette critique (osée sur la forme, parfois hilarante) des écrivains et de l’écriture, quelque chose comme une profession de foi séculaire.  » Aucun amour du tout sans le nouage et l’assemblage et le travail des mots », déclare Nin. Certaines histoires d’amour sont moins réelles que les romans qu’elles engendrent.

Le Bikini de Caroline

De Kirsty Gunn, éditions Bourgois, traduit de l’anglais par Jacqueline Odin, 416 pages.

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