Elégance, gravité, humour. Mais aussi vertige métaphysique, électron libre, audace singulière mêlée de doute. Alain Bashung navigue dans les eaux profondes du rock. Rencontre avec une légende urbaine.

C’est une fin de matinée et le « rigolo ténébreux », selon les mots de sa copine Brigitte Fontaine, tout de sombre vêtu – veste à col Mao, jean, boots mexicaines – accompagne le sortie de son nouvel album country rock, Bleu Pétrole ( voir notre critique dans Focus du 21 mars, en page 34) Les lunettes noires sont posées sur la table, près d’un Coca décaféiné. Dans un cendrier, une Gauloise se consume. Bashung raconte comment Arno, sur le tournage de J’ai toujours rêvé d’être un gangster de Benchetrit où ils jouent deux chanteurs sur la route, a pris soin de lui:  » Arrête ces saloperies, mets-toi au thé vert. » Il en rigole encore, allume une clope et se livre, en silence, entre les lignes.

Les titres de vos albums sont des énigmes à élucider: Play Blessures, Passé le Rio Grande, Fantaisie militaire, La Tournée des grands espaces… Que révèle le dernier, Bleu Pétrole?

Il y a plusieurs explications, et l’une d’elles renvoie aux premiers puits de pétrole américains. J’ai toujours considéré que les grandes avancées technologiques étaient suivies de crises économiques. Comme si la machine sociale se grippait. Cette période du début de l’industrialisation me faisait penser à ce que nous vivons aujourd’hui: j’essaie souvent de dresser des comparaisons entre deux cycles.

Bleu Pétrole est donc une référence à l’or noir?

J’ai mis un bémol à ce bleu couleur du ciel, du rêve et de l’espoir, car ce qui procure du bien finit, tôt ou tard, par tuer. Le pétrole nous fait vivre: c’est le sang dans les veines de la société. Mais c’est aussi la cause de conflits entre les nations, de tueries et de pollutions. Dans mes disques précédents, je pointais surtout mes problèmes de communication, mon autisme latent. Là, je dépasse le stade de l’intime et des tourments. La plupart de mes nouvelles chansons sont vues de l’exté-rieur, ou vues vers l’extérieur. C’est mon constat du monde. J’imaginais ces chanteurs contestataires investissant les usines, durant les luttes sociales aux Etats-Unis. Lorsque les syndicats essayaient de se mettre en place et que des artistes comme Woody Guthrie ( Ndlr, chanteur folk engagé, 1912-1967) chantaient, guitare au poing, au milieu des ouvriers, face aux milices. Ils risquaient leur vie, et c’était autre chose que de parler à la télé! Bleu Pétrole est une évocation de ces années-là. Je retiens la grandeur de ces combats. Sauf qu’aujourd’hui on ne sait plus comment les mener, ni avec quelles armes ni contre qui. L’ennemi semble invisible, caché derrière des armées d’actionnaires.

 » Des armées insolites et des hommes équivoques« , dites-vous dans le morceau Tant de nuits

Cette phrase peut relever du personnel – un homme se flagelle – ou être prise au sens social. Par rapport à mon avant-dernier disque, L’Imprudence, qui était presque une leçon de fatalisme, où parfois je psalmodiais les lignes, j’avais envie que ma voix porte. Alors j’ai demandé à Gaëtan Roussel (de Louise Attaque) de m’aider à fabriquer cet album, car il y avait, dans ses chansons, une humeur qui me correspondait. Seul, je me méfie de moi: ce n’est pas mon style d’être direct.

En trois décennies, vous avez révolutionné l’écriture de la chanson. Gaby, oh Gaby, Vertige de l’amour ou Osez Joséphine sont des mélanges sidérants de flashs surréalistes et de langage parlé.

Je me suis souvent exprimé par ricochets, par détours, par métaphores, comme si des miroirs se reflétaient les uns dans les autres. Mais l’époque me semble suffisamment confuse pour ne pas rajouter de brume, surtout que j’en ai déjà beaucoup d’avance. Il me paraissait urgent d’être vite compris.

Quitte à simplifier les textes?

Je n’emploierais pas ce verbe. Il a été trop utilisé d’une manière terrible. J’ai parfois été compliqué justement pour lutter contre une simplification dangereuse des choses. Ce disque évoque, à plusieurs reprises, la situation de personnes à deux doigts de ne plus s’exprimer du tout, parce que leurs revendications ne sont pas prises en compte. Ceux qui nous font subir des conneries devraient se méfier des gens qui se taisent.

Si la chanson a une fonction, en assumez-vous la responsabilité?

Oui, mais elle est un peu diluée. La provocation n’est plus ce qu’elle était. Avant, elle amenait une réflexion, elle dérangeait, elle formulait de bonnes questions pour trouver des solutions. Aujourd’hui, le sens s’est déplacé. La provocation se résume à un bon coup de pub. J’ai plutôt dans l’idée de conforter ces travailleurs, prostrés dans un état d’hébétude, en leur disant un peu plus clairement que tout ça n’est pas normal, que l’on ne sait pas très bien ce qu’on peut faire mais que nous ne nous laisserons pas totalement emporter par le néant et le lavage de conscience.  » Ne vous inquiétez pas, vous pouvez vous reposer sur nous« : cela, je l’avais lu dans des livres de science-fiction et vu dans les films de John Carpenter. Je ne croyais pas le vivre un jour.

Une chanson serait-elle utile?

C’est la question. On a beaucoup attendu des £uvres engagées, et puis… Godard parle, lui, d’échec quand il évoque ce qu’il a essayé de faire passer dans certains de ses films. Oui, ça crée des mouvements, mais ça ne résout pas tout. Dans L’Imprudence, je chantais:  » Se taire, cela va sans dire« , et je me suis franchement demandé si j’allais me taire ou bien continuer. Certains, pourtant, ne se laissent jamais démonter.

Des chanteurs?

Pas forcément. Des chanteurs, des écrivains, des gens à qui l’on tend le micro ou même des anonymes, dans un cadre privé. Ils ne renoncent pas, ils ne lâchent rien. Je fais la différence entre les râleurs du music-hall, qui amusent la galerie, et les autres, animés par une sincérité absolue.

Il y a quelques années, vous vous étonniez à voix haute de ne plus entendre le mot « pourquoi ». Pourquoi?

Pendant longtemps, mes amis m’ont reproché mes interrogations:  » On le sait, tout ça, laisse-nous avec tes idées noires, positive un peu! » Mais on n’a pas beaucoup avancé. C’est vrai que tout est de plus en plus complexe et ce n’est pas en ajoutant un tour de passe-passe qu’on va régler les choses. Il faut mettre le nez dans le capot. L’élection présidentielle a remué pas mal de Français. Tout le monde s’est fait avoir. On pisse sur Mai 68: je ne dis pas que c’est un truc réussi à 100 %, mais quand même, on combattait la guerre, on mettait en avant l’écologie… Et cette erreur de vouloir calquer nos vies sur le modèle américain. D’imaginer qu’on puisse vivre avec les mêmes schémas. C’est déraisonnable. Des grands espaces, on n’en a pas au bord des routes, alors ayons-les au moins dans nos têtes.

A la question: « Quel chanteur aimeriez-vous être? », Miossec ou Jean-Michel Jarre ont répondu spontanément: Bashung!

Oh! la la! C’est un compliment très plaisant. Mais je n’ose pas trop commenter. Ils pensent sans doute que la place que j’occupe est plutôt enviable artistiquement.

Vous jouissez d’une liberté rare dans le show-business. Chacun de vos disques est une aventure.

Et chacun a été une lutte avec les décideurs, même lorsqu’ils étaient charmants. Ils essayaient de me surveiller, de me contrôler. Je devais me planquer. En bout de course, j’ai fait ce que j’ai voulu, mais en finissant toujours dans une lessiveuse.

Et vous, dans la peau de quel chanteur vous verriez-vous? Une idole de votre jeunesse? Gene Vincent? Bob Dylan?

Moi, je n’arrive pas à penser à ce genre de projections, car j’englobe la vie entière et certains ont dû surmonter des épreuves que j’aurais été incapable d’affronter. De loin, comme ça, artistiquement, il y en a plein. J’envie parfois la décontraction et la force d’Eddy Mitchell. Il a accompli des tas de choses, il a une voix superbe, il est fidèle à ses fantasmes, il tient le coup, il a toujours de l’allure. Je ne le connais pas personnellement, je l’ai peut-être croisé deux fois. La première, c’était au Palais des Sports, dans les années 1980. Philippe Man£uvre ( Ndlr, rédacteur en chef de Rock & Folk) avait organisé un concert pour prouver que le rock n’était pas mort, et je me suis retrouvé coincé sur scène entre Eddy et Johnny. J’étais impressionné. Je me trouvais tout petit.

Isabelle Huppert parle de sororité entre actrices. Existe-t-il une fraternité des chanteurs?

Oui, mais elle ne se traduit pas forcément par une parole immédiate. On est occupé à régler nos problèmes de disques, à faire des tournées dans toute la France. Ou bien, comme moi, on se retire de l’agitation pour tenter de se retrouver. Tout le monde fait pareil, il faut respecter ce repli sur soi. Alors, on s’envoie des signes à travers les chansons. Par exemple, je n’avais pas vu Christophe pendant des années et j’ai écrit avec Boris Bergman Alcaline (1989) en référence à Aline. C’était une façon de lui dire:  » Je pense à toi, je t’aime bien. »

Vous reconnaissez-vous dans les attitudes de vos confrères?

Je crois qu’on y va tous toujours à fond. A la fin d’une tournée, j’ai souvent la sensation d’avoir encore à l’intérieur de mon ventre les milliers de spectateurs qui sont venus à mes concerts. C’est une masse d’électricité difficile à évacuer. Ce n’est pas une bonne fatigue. Après la dernière date, il m’arrive de demander à mon agent:  » T’as pas un film à me proposer pour me détendre?  » Je dois passer par un sas de décompression pour m’oublier un peu. Impossible d’aller m’allonger directement sur une plage. Les premières années de succès, ce malaise peut aller jusqu’au divorce, quand on se retrouve de nouveau seul face à quelqu’un qui ne semble pas vous comprendre, alors que vous êtes épuisé et que vous ne supportez même plus qu’on vous touche. Par la suite, on sait l’effet que cela produit, on panique moins. ça fait déjà un tel choc d’être reconnu! Il ne faut pas mépriser cette chance formidable. Il faut en profiter pour être un peu heureux, pas pour se détruire à tout prix.

Vous avez eu une enfance compliquée et une adolescence « floue ». A vos débuts, vous chantiez de dos. Le statut de chanteur vous a-t-il aidé à trouver votre place?

Bien sûr. C’était quelque chose qui me paraissait inimaginable. L’écart entre le rêve et la réalité est immense. On se dit:  » C’est trop, je ne le mérite pas.  » On traverse des phases de culpabilité. Peut-être que certains jeunes artistes actuels ont une vision plus claire de la notoriété. Quand j’ai démarré, on passait directement de la cité à la télé, et puis, le soir, on rentrait chez soi. Des voisins vous félicitaient, d’autres vous insultaient. On devait quitter le quartier. Et, en même temps, comment se plaindre? On doit se retourner sur ses rêves: je me souviens de semaines pleines de vide, passées à la campagne. Il fallait aimer l’ennui. On souhaitait presque faire n’importe quoi, et pas forcément un truc bien, pour qu’il arrive quelque chose dans nos vies.

alainbashung.artistes.universalmusic. fr

En concert le 22/05 au Cirque Royal, à Bruxelles.

ENTRETIEN GILLES MéDIONI

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