Et maintenant, on fait quoi? On se barricade ou on bouffe la vie? On lutte ou on se résigne? On explique aux enfants ou on pratique la méthode Coué? On éteint sa télé, son PC, sa tablette ou on continue à respirer la fumée toxique des mauvaises nouvelles? On se convertit au bouddhisme ou on postule à la sûreté de l’Etat? On prend le maquis ou ondescend pique-niquer dans la rue? Tout se mélange dans le brouillard des émotions chauffées à blanc. A un moment, on pense que ça va aller, qu’on va s’en sortir, que la gueule de bois va s’estomper, de gré ou de force. On se sent même plus fort, plus humain, agrippé à la liane d’une euphorie incandescente saisie dans l’ivresse d’une nuit cathartique. Et puis une heure plus tard, sans raison, on est pris de nausée, de panique, la gorge nouée, les sanglots en embuscade. Les sens s’affolent à tout bout de champ, lancent des signaux contradictoires. Un coup en haut, un coup en bas. Le coeur comme accroché au wagon d’une montagne russe dans un parc désaffecté. L’instabilité émotionnelle est notre nouveau cadre de vie, une nouvelle normalité dont il va falloir s’accommoder. Ou pas. Le trauma a laissé un trou béant dans la chaussée intime et toutes nos aspirations s’y engouffrent dans un grand courant d’air glacial.

On aurait aimé parler d’autre chose, regarder un peu ailleurs, du côté de l’avenir, de l’espoir, se laisser porter par le murmure de l’existence, évoquer la lumière au bout du tunnel, humer l’air sur le pont du paquebot culturel, pérorer gentiment sur les charnières grippées de notre époque, bref reprendre le cours presque normal des choses. Mais on n’y arrive pas. Pas encore. La flamme vitale du désir est trop faible pour balayer l’ombre de la peur et du doute qui s’agite derrière. Une ombre qui avale tout sur son passage -les sensations agréables, les petits plaisirs ordinaires, les joies, tout sauf les peines-, comme le monstre glouton dans Le Voyage de Chihiro. Chaque image qui parvient au cerveau est comme piquée dans sa trame de points noirs qui rappellent immanquablement les événements. Un peu comme une tache tenace sur un écran. Les images défilent dans le fond mais on ne voit que cet amas qui se superpose à toutes les pensées, à toutes les tentatives de se réveiller du cauchemar, de se rincer de la pellicule poisseuse qui colle à la peau et à l’âme depuis dix jours. Trop d’affects à gérer. Et surtout trop d’énigmes à décoder -qui a foiré? Qui est responsable? Comment on va s’en sortir? Qu’est-ce qu’il faut changer? Par où commencer? L’afflux de questions sans réponses claires a provoqué un court-circuit du système affectif.

Avec en plus cette sensation étrange et désagréable que le monde nous bombarde subitement de messages signifiants, renforçant l’impression d’être cerné, prisonnier d’un état dépressif et anxiogène. Exemples en vrac: Le Destin funeste de Michael Rockfeller, titre de la bio du jeune héritier de la dynastie disparu lors d’une expédition en Nouvelle-Guinée néerlandaise en 1961, semble nous parler d’une victime de Zaventem. Quoi de plus normal qu’infliger la vie?, aperçu sur la couverture de la BD d’Oriane Lassus (lire page 45), vibre pareillement au diapason de l’actualité, comme une exhortation à résister à la terreur. Même les propos très personnels d’un acteur prennent soudain une résonance particulière dans le contexte crispé actuel. « Tout le monde peut se reconnaître dans le fait que, de temps en temps, on s’est épuisé dans la vie, on est allé trop loin et on a besoin de se reconstruire, de retrouver la paix« , nous confie Matthias Schoenaerts (lire page 10). Un message à portée universelle aujourd’hui…

Perché au-dessus du vide, on cherche une branche à laquelle se raccrocher. Pour certains, ce sera la pharmacie, pour d’autres la pleine conscience ou le périlleux repli identitaire, pour d’autres encore, dont on est, la thérapie culturelle de choc. Antidotes reconnus mais trop peu prescrits au cancer de la haine, de l’obscurantisme et de l’intolérance qui ont semé la mort, le cinéma, la littérature, la musique, la danse, le théâtre peuvent aussi se prévaloir de vertus médicinales. C’est donc dans les galeries, dans les salles de concerts, dans les cinémas, dans les romans que l’on va aller chercher un début de réconfort et tenter de se reconstruire. Si possible en mieux.

PAR Laurent Raphaël

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