La route de Fleetwood Mac- à Anvers le 14 octobre – incarne l’une des plus invraisemblables liaisons dangereuses entre musique, substances, disparitions et ruptures sentimentales. Ou comment un groupe anglais de blues roots sixties devient l’un des dinosaures rock de l’éternel californien.

On commence par quoi? L’internement de Peter Green, le fondateur du Mac et son destin qui le mène sans transition de pop star étoilée à fossoyeur dépressif? Les kilomètres de coke sniffés alors qu’un double divorce à l’intérieur même du groupe rythme l’enregistrement de Rumours en 1977? Le bordel du Mac, c’est une aventure débridée sur 4 décennies et la première s’avère carrément incendiaire. La bande de sexagénaires qui se produit prochainement au Sportpaleis forme une sorte d’accident cosmique de l’histoire du rock, l’exemple de groupe qui menace de mourir et pourrir avant de rejoindre une nouvelle fois le Nirvana. Cette énigme polissonne migre de Londres à Los Angeles en 1974, au milieu d’une période de mutation musicale et de profond questionnement existentiel. De fait, la saga anglo-américaine du Mac s’écrit en 2 temps bien distincts: la première parcourt le british blues boom sous la houlette du guitariste magique Peter Green (1967-1970), la seconde connaît un tumultueux succès mondial avec des chansons californiennes, glissantes comme l’autoroute vers le soleil, à partir de 1975. Seul point commun transatlantique, la section rythmique anglaise du Mac: le batteur Mick Fleetwood, membre fondateur, et le bassiste John McVie, arrivé dans le groupe quelques semaines après sa création initiale dans le creuset des clubs londoniens. On peut déjà dire qu’à eux 2, ils sont responsables du groove fleetwoodien, ce tchika-tchika impérial, à la fois honteusement débonnaire et vicieusement irrésistible. Un gri-gri inusable, indémodable, une invention quoi.

Acte I: British Blues Boom

Il y a quelque chose d’à la fois fluide et tellurique, sinueux et carnassier, dans le blues du Fleetwood Mac première manière. Quand Peter Green fonde le groupe à Londres en 1967, il a déjà relayé Clapton dans les Bluesbreakers de John Mayall. En sa compagnie, il confronte son génie instinctif au répertoire roots américain que Mayall, savant gardien du temple, vénère et reproduit sous américanophilie approfondie. Au tout début, le Fleetwood Mac est d’ailleurs une succursale brûlante de l’Amérique, ramenant des tonnes de vieux fantômes mississippiens du côté de la Tamise. Les 2 premiers albums sont de ce bois-là – on l’appelle le british blues boom – et d’emblée, la jeunesse anglaise puis mondiale craque pour cette virtuosité saignante et l’insolence majeure qui consiste à déterrer des vieilleries d’outre-Atlantique qu’on croyait aussi d’outre-tombe. Dans sa tâche de jeune entrepreneur, Green, solide chanteur et brillantissime guitariste, est soutenu par la section rythmique Mick Fleetwood/John McVie mais également par une autre 6 cordes, celle de Jeremy Spencer, petit frisé à l’allure christique, qui joue de la slide à la manière fulgurante d’Elmore James. Fin 1968, après 2 albums de blues rock incandescent, la formation est rejointe par un troisième guitariste, jeune prodige de 18 ans: Danny Kirwan est tellement dans son jeu qu’il lui arrive de pleurer en jouant… L’impact est énorme, le succès inattendu et furieux. Dès 1968, il se focalise sur Green, déjà perturbé par cette attention massive. Peter Allen Greenbaum de son vrai nom, né en 1946, n’est pas seulement un instrumentiste surdoué qui bluffe BB King par son lyrisme naturel, il est aussi un compositeur majeur. En 1968 et 1969, il écrit pas moins de 5 tubes absolus: Black Magic Woman (que Santana transforme en hit mondial en 1970), l’instrumental et numéro un anglais Albatross, Man Of The World, Oh Well et The Green Manalishi. Dans Man Of The World, sublime suite d’accords perclus de mélancolie, Green chante des strophes qui annoncent déjà le futur burn out:

 » But I just wish that I’d never been born« , souhaiter ne jamais être né… Dans l’ultime single, The Green Manalishi, la voix de Green en fin de chanson ressemble à un énorme parachute gris qui s’échappe – hanté – des spasmes de la guitare. Green craque définitivement au printemps 1970 lorsque le groupe refuse de poursuivre son idée: reverser à des £uvres de charité l’intégralité des dividendes du tube The Green Manalishi. Entre-temps, le Mac est devenu l’un des groupes les plus importants du rock et vend plus que Beatles et Stones réunis! Il concrétise même son vieux rêve fou d’enregistrer avec les bluesmen originaux, en janvier 1969 à Chicago, en compagnie de Willie Dixon, Otis Spann et Buddy Guy. Parti du Mac après seulement 3 albums studio, Green est diagnostiqué schizophrène. Il va alors s’enfoncer dans 2 décennies misérablement chaotiques. Séjours en hôpital psychiatrique, électrochocs, dépression, et une myriade de boulots de survie, dont fossoyeur. Green est tellement crucifié par le succès du Mac (…) qu’il menace de tuer son comptable qui continue à lui envoyer les chèques de royalties du groupe… Il passe par la case prison puis tente de soigner ses troubles mentaux. Pour faire court, la tragédie humaine de Green n’a jamais été complètement dissipée: il ne revient au disque qu’en 1979 pour 4 ou 5 années bancales puis disparaît à nouveau de la scène jusqu’en 1997. Aujourd’hui, Green tourne irrégulièrement, mais le guitariste toujours capable de fulgurances est un être humain abîmé. Pendant ce temps-là, Fleetwood Mac a vendu 40 millions d’exemplaires de Rumours et symbolise le couronnement d’une toute autre musique que les incarnations blues acides de Peter Green.

Acte II: coke, divorces, Bill Clinton et tubes dorés

Entre le départ de Green et les disques de platine californiens, le Mac vit 5 années bizarres, erratiques, où il cherche son style via d’incessants changements de musiciens. Il tire encore la comète blues pendant une paire d’albums et les autres 2 guitaristes – doués – qui sont déjà dans le Mac tentent de combler le vide émotionnel laissé par Green. Mais, au bout du rouleau, Jeremy Spencer, prétextant un achat de cigarettes, disparaît à Los Angeles en janvier 1971, pour trouver refuge dans la secte The Children Of God . C’est un Peter Green en pleine crise mystique qui accepte de le remplacer au pied levé pour quelques dates US: à New York, Green est tellement out qu’il joue une version de 4 heures (…) de Black Magic Woman. L’année suivante, c’est l’autre guitariste, Danny Kirwan, qui disparaît de l’horizon, viré pour alcoolisme chronique par un groupe qui ne compte pourtant guère de buveurs d’eau. Peu à peu, au fil d’albums inégaux et qui s’éloignent du corpus blues – une demi-douzaine -, le Mac reconstitue son public, particulièrement en Amérique. Mick Fleetwood et John McVie emménagent en Californie en 1974, accompagnés de la femme de ce dernier, Christine, incorporée dans le Mac dès 1970. C’est l’arrivée d’un autre couple, Lindsey Buckingham et Stevie Nicks, qui amène la chimie manquante et produit un premier album taillé pour les charts US, l’éponyme Fleetwood Mac, paru en juillet 1975. Le hit single Rhiannon donne le ton nouveau: un truc pop, gommeux et gluant, aux harmonies célestes, parfaitement taillé pour la radio. Plus de 4 millions de copies se vendent, uniquement aux Etats-Unis mais ce n’est qu’un zakouski comparé à l’énormité sociale de Rumours qui sort en 1977. Le disque est non seulement l’un des plus vendus de tous les temps – 40 millions d’exemplaires à ce jour… – mais aussi un implacable diagnostic sur la faillite émotionnelle du quintet. Le divorce des McVie se double de la séparation en cours de Buckingham et Nicks, sans oublier le mariage extérieur de Mick Fleetwood en plein naufrage. Pendant 6 mois, dans un studio sans fenêtres de Sausalito,  » 5 personnes au bord de la crise de nerfs » (1) composent sous influence de leurs désastres personnels mais aussi d’une atmosphère rendue encore plus anxiogène par l’utilisation massive de cocaïne. En cela, l’album est générationnel: il incarne intensément le destin collectif des baby boomers, américains particulièrement. Les chansons, malgré leurs intentions acerbes, sont tellement suaves et glissantes ( Go Your Own Way, Don’t Stop, Dreams) qu’elles restent instantanément en mémoire. Avec le recul, c’est assez drôle d’imaginer que le groupe ait été perçu comme une sorte de crème solaire californienne, largement vilipendée par le punk naissant, alors qu’il s’agit d’une des musiques les plus dévoilées, intimes et régénératrices des seventies… Devenu groupe phénomène, le Mac se laisse aller à enregistrer Tusk, double album frondeur où le talent expérimental de Lindsey Buckingham détourne la pop californienne sans l’anéantir. Sorti en 1979, Tusk marque le zénith créatif du groupe qui va encore en tirer les plantureux dividendes monétaires pendant une petite décennie. Depuis 1987, fin officielle du groupe des 5 de l’équipe Rumours, le Mac a de nouveau connu moult départs et retours de musiciens. Ce qui ne l’a pas empêché de produire plusieurs disques. Certains estimables mais jamais à la hauteur des Rumours et Tusk. Et Bill Clinton a utilisé l’hymne Don’t Stop en boucle pendant sa campagne de 1992, provoquant un retour proustien sur ces années-là. Et puis fin 2008, est annoncée la nouvelle tournée Greatest Hits remettant en selle Mick Fleetwood, John McVie, Stevie Nicks et Lindsey Buckingham dans la quatorzième incarnation (…) du groupe depuis 1967. Christie McVie a préféré rester à la maison, continuer à planter ses choux. Mais certaines de ses chansons seront bien en scène à Anvers: on tue les musiciens, plus rarement les tubes…

En concert à Anvers le 14 octobre,

www.livenation.be

(1) comme l’explique Stevie Nicks dans l’intéressant DVD Fleetwood Mac – Rumours Classic Albums chez Eagle/Pias.

A écouter: The Very Best Of chez Warner et le box Peter Green The Anthology chez Salvo. à voir: DVD The Peter Green Story chez Scanbox.

Texte Philippe Cornet

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