STUART STAPLES (TINDERSTICKS) COMPOSE POUR UNMUSÉE. NICK CAVE ÉCRIT LE LIVRET D’UN OPÉRA. ET ARNO CHANTE POUR LE FESTIVAL DES LIBERTÉS… PLONGÉE EN MUSIQUE AU CoeUR DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE.
L’Histoire a sa musique. Et la guerre forcément aussi. Rengaines assassines, refrains patriotiques, paroles qui attisent la haine et ritournelles qui ridiculisent l’ennemi… Les chansons en temps de conflit servent souvent à cimenter l’unité d’un pays. Donnent du courage à ceux qui montent au front et galvanisent le soutien de la nation. D’autres incarnent la contestation qui gronde, l’humanité et la raison retrouvées, l’arme privilégiée de ceux qui refusent le combat… Thierry Kübler et Stéphanie Molez racontaient d’ailleurs il y a peu dans un documentaire la guerre 14-18 en chansons. Celles qui magnifient l’équipement militaire français: Le 75 d’Armagnin et la P’tite Mimi (sa mitrailleuse) de Théodore Botrel… Comme celles qui chantent le martyre des poilus, expriment le découragement des soldats et la colère contre les embusqués (par exemple La Chanson de Craonne, à l’auteur anonyme, emblématique des airs antimilitaristes)…
Aujourd’hui, 100 ans après le début de la Première Guerre mondiale, alors que fleurissent les cérémonies et que sonnent les clairons de la commémoration, la musique et les musiciens s’immiscent sur tous les fronts du nécessaire devoir de mémoire. De concert anniversaire en album conceptuel, de bande originale muséale en opéra pacifiste, ils sont quelques-uns à être montés sur le champ de bataille stylo à la main ou guitare en bandoulière pour lutter contre l’oubli. L’Anglais Stuart Staples est de ceux-là. Habitué aux BO de Claire Denis (L’Intrus, Nénette et Boni…), le leader des Tindersticks a imaginé il y a quelques années la musique du musée In Flanders Fields et vient d’en sortir un disque. Installé dans la Halle aux draps d’Ypres, In Flanders Fields a été rénové et a rouvert ses portes en 2012. Musée de la paix presqu’autant que de la guerre, il confronte le visiteur avec les séquelles du conflit mondial. Raconte la vie et la mort. Nous interroge sur la façon dont nous assumons notre passé… Stuart Staples a été invité à créer les paysages sonores de sa nouvelle exposition permanente. Une suggestion de l’artiste Klaus Verscheure…
« Au départ, Klaus m’a demandé de composer la musique pour son installation vidéo et petit à petit, on s’est mis à envisager que je fasse celle de tout le musée, retrace Staples. Je n’étais pas particulièrement fasciné par la guerre. En tant qu’artiste, je suis surtout focalisé sur mon travail. Mais au fil de ta vie et de ta carrière, certaines personnes et certains sujets viennent te taper sur l’épaule. » Et celui-ci a par la force des choses dimension universelle. « On a tous grandi avec la Première Guerre mondiale dans un coin de notre tête et de notre vie. Quel que soit le pays d’où l’on vient, c’est une part de notre éducation. De notre culture. Et c’est donc forcément intriguant. Passer deux jours avec le coordinateur du musée Piet Chielens à découvrir la ville, me promener sur le champ de bataille, être éduqué et me plonger dans l’Histoire m’a beaucoup intéressé. C’est ce qui m’a embarqué dans cette aventure. »
Robert Graves, Benjamin Britten et Rothko…
Créativement parlant, Staples n’a trouvé sa place dans le projet qu’au cimetière militaire allemand de Vladslo, devant le monument Les Parents en deuil de Käthe Kollwitz. Une statue que la sculptrice a dédié à son plus jeune fils tombé non loin de là le 23 octobre 1914. « Les oeuvres commémoratives sont trop souvent érigées à la gloire des morts, célèbrent leur héroïsme… Certaines images ont été tellement utilisées qu’elles se sont imposées à la conscience collective. Je ne dis pas qu’elles sont dépourvues d’intérêt et d’importance mais elles sont devenues des clichés. Là, ces clichés, j’ai pu les oublier pour me connecter à toute la tristesse de la perte et de la disparition. Amener la musique à un niveau plus personnel. »
D’autant plus important que l’humeur et l’ambiance du musée ont changé. « Par le passé, il baignait dans l’action. Les balles fusaient. Les bombes sautaient. On y était bombardé d’informations… Aujourd’hui, il est davantage dans la contemplation et l’universalité. » Sa scénographie est d’ailleurs centrée sur l’expérience humaine et s’intéresse au paysage contemporain comme à l’un des derniers témoins tangibles de l’Histoire…
Staples a imaginé des morceaux aux ambiances différentes pour chaque pièce de l’établissement. S’il avoue ne pas énormément bouquiner, il a pour l’occasion beaucoup lu. « Des choses factuelles, de la poésie, des mémoires. Good-Bye to All That de Robert Graves m’a beaucoup aidé. J’ai aussi été marqué par le War Requiem de Benjamin Britten et les Seagram Murals de la salle Rothko à la Tate Britain. Elles dégagent une ambiance particulière et une étrange vibration dès que tu pénètres dans la pièce. J’ai pas mal réfléchi à ce à quoi ces peintures dont j’étais entouré me renvoyaient. Et j’ai essayé de faire de même en musique. D’impliquer en douceur… J’ai voulu composer le son de l’air. Créer à chaque fois une atmosphère qui permette au visiteur de s’immerger pleinement dans cette expérience. De se mettre à la place de ceux qui l’ont vécue dans les Flandres il y a un siècle. Je pensais moins au devoir de mémoire qu’à la connexion avec cette époque, ses circonstances, le ressenti de la tragédie. »
En attendant, Staples le sait. Avec les années qui passent, l’oubli menace. Les derniers témoins s’effacent… « Mon grand-père a été prisonnier pendant la Seconde Guerre mondiale. Je me souviens encore, blotti tout contre lui, de ces numéros qu’il avait tatoués sur les bras. Il ne m’en a jamais parlé. Mais j’ai appris qu’il avait été envoyé dans une Marche de la mort… Cette période reste encore plus ou moins directement d’une manière ou d’une autre connectée à ma génération. Il est important de se souvenir d’hier pour saisir ce qu’il nous arrive aujourd’hui. »
PJ Harvey, Einstürzende Neubauten et Nick Cave…
Anniversaire, aussi funeste soit-il, oblige, de nombreux projets musicaux nouent chez nous le lien cette année avec la Première Guerre mondiale. An Pierlé, qui faisait déjà écho au conflit sur son dernier album Strange Days (2013), et Marie Daulne (Zap Mama) se sont investies dans le concours de chansons contestataires organisé par La Monnaie. Arno a commémoré la Grande Guerre à Bruxelles et Nieuport… Le 8 novembre, Einstürzende Neubauten étrenne même à Dixmude (4AD) en exclusivité mondiale sa nouvelle création, Lament, dans le cadre du projet La Chute de Dixmude 1914-2014. Il ne s’agira pas d’un concert sur 14-18 mais de musiques inspirées par des thèmes et des questions qui y sont associés. Les Allemands ont écouté des interviews de prisonniers de guerre, fait des recherches au Musée de l’Histoire militaire de Dresde et incorporé la musique des Harlem Hell Fighters. Ces soldats afro-américains, moins bien entraînés et nourris que leurs homologues blancs qui ont combattu aux côtés des Français et dont l’orchestre a contribué à introduire le jazz en Europe…
Dans un autre genre, Nick Cave a récemment fait ses premiers pas dans l’univers du lyrique en écrivant le livret de l’opéra Shell Shock (l’état post-traumatique qu’on nomme syndrome des tranchées), dont le compositeur belge Nicholas Lens a signé la musique et le chorégraphe anversois Sidi Larbi Cherkaoui la mise en scène. Un spectacle qui évoque différents protagonistes anonymes de la Grande Guerre: soldats, mères, orphelins, prisonniers…
Interpellée par les conflits armés en Afghanistan et en Irak, par l’universalité de la cruauté humaine, PJ Harvey regardait déjà il y a trois ans dans le rétroviseur et remontait le cours de l’Histoire. Sorti en 2011, Let England Shake parle de conflit, de patriotisme, de désespoir sans jamais faire clairement référence à 14-18, perdu dans le brouillard et la confusion du chaos. Mais Polly Jean a potassé ses livres d’Histoire, bouquiné la poésie de T.S. Eliot…
« On m’a parlé de ce disque, commente Stuart Staples. Je n’en sais pas grand-chose. Si ce n’est que je n’aurais jamais été capable, moi, d’aborder un sujet pareil avec des mots. Ça m’eût été impossible. Ca dépend de comment tu es fait j’imagine. Mais je crois que quand tu écris de telles chansons, elles doivent entrer en toi avant de trouver une manière d’en sortir. J’ai eu la chance de nouer des connexions avec ce qui est arrivé il y a 100 ans. Je suis assez convaincu d’avoir bossé sur quelque chose qui a sa vérité et porte une certaine résonance en lui. Une musique qui vivra dans ce musée pour au moins les 20 prochaines années. Aidera les gens à entrer en contact avec ces souvenirs et cette mémoire. » Les Tindersticks ne lui ont jusqu’ici jamais donné vie sur scène. « Nous n’avons aucun plan pour l’instant. Au bon moment, au bon endroit, ce serait fantastique mais je ne partirai pas en tournée avec un orchestre… »
TINDERSTICKS, YPRES, DISTRIBUÉ PAR V2.
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TEXTE Julien Broquet
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