LE RÉALISATEUR DE THE GRANDMASTER TRANSCENDE LE GENRE DU FILM DE KUNG-FUAVEC UNE OEUVRE ÉMINEMMENT RICHE ET PERSONNELLE.

Il n’a bien sûr pas quitté ses fameuses lunettes fumées. Dépliant sa longue silhouette sur une chaise un peu petite pour lui, Wong Kar-wai n’aura, durant notre entretien, été avare ni de son temps ni de ses sourires mystérieux. Il émane du réalisateur d’In the Mood for Love une grande confiance, une assurance et une autorité tranquilles, celles qui lui valent de pouvoir tourner ses films comme aucun autre, durant des mois et même des années si bon lui chante…

S’attaquer au film d’arts martiaux, pour un réalisateur chinois, est un peu comme entreprendre un western pour un réalisateur américain. Je suppose que coexistent alors la conscience de l’histoire du genre, et le désir de l’aborder sous un angle personnel?

L’angle personnel a changé au fil du temps, et l’évolution des titres l’exprime bien: le film s’est d’abord appelé The Grandmaster, puis est devenu The Grandmasters au pluriel, avant de redevenir, au singulier, The Grandmaster… Le film est né de ma fascination pour Ip Man. Un jour, je pense que c’était en 1999, j’ai eu l’occasion de voir un documentaire, ou plutôt une sorte de home movie tourné en 8mm, trois jours avant sa mort. C’est un document très étrange. J’ai parlé au fils d’Ip Man, quelque temps plus tard, et il m’a raconté que son père s’est levé, un matin, et a directement demandé qu’on le filme dans la salle de séjour de sa maison. Il apparaît fort mal en point, en pyjama, très vieux et très malade, ses membres ressemblant à des baguettes tellement il était amaigri. Mais soudain, devant la caméra, il commence à répéter les figures du wing chun, ses 108 combinaisons. La démonstration est longue, très longue. Vous pouvez voir des chats passer dans la pièce. Mais rien ne le distrait, il est totalement concentré sur ce qu’il fait. Et puis, presque tout à la fin des combinaisons, il s’arrête. On ne voit pas son visage car il est de dos, mais on peut percevoir qu’il est épuisé. Vous vous demandez s’il est trop fatigué pour continuer, ou s’il a simplement oublié la suite des mouvements… C’est le plus éprouvant des moments, le plus touchant aussi… Mais au bout d’un instant d’immobilité, il se remet à la tâche et il achève la démonstration de ces 108 combinaisons légendaires. Ces combinaisons, beaucoup ont voulu le payer pour qu’il les fasse pour eux seuls… mais il a toujours refusé, quitte à rester pauvre. Il disait que cet art-là n’est pas fait pour un seul mais pour tous, et qu’il n’est pas à vendre… Après avoir vu le documentaire, je savais qu’il fallait que je fasse un film sur cet homme, sur ce maître.

Avec quel désir particulier?

Pénétrer l’état d’esprit d’un grand maître. En Chine, un maître doit rester humble. Son talent ne lui appartient pas, ses techniques non plus. Son rôle est de recueillir l’enseignement des générations précédentes, de maintenir cet enseignement vivant, puis de le transmettre à un certain moment, de le faire passer aux nouvelles générations. Les arts martiaux ne sont pas du sport, ou un yoga qui ferait du bien à la santé, comme trop de gens le croient aujourd’hui. Fondamentalement, les arts martiaux sont une arme. Une arme qui tue. D’où l’importance cruciale de savoir qui peut être digne de se la voir transmettre… puis de la propager à son tour. En préservant le feu sacré. Dans mon film, je me pose cette question: quelles sont les qualités requises pour être un grandmaster? Bruce Lee est un formidable combattant, mais il me semble que même s’il avait vécu, il n’aurait pas pu devenir un grandmaster…

L’histoire personnelle d’Ip Man est aussi liée à l’Histoire de la Chine…

Comme il est né sous la Monarchie, il a connu la première République, les luttes entre seigneurs de la guerre, la résistance à l’Occupation japonaise, la guerre civile, pour finir dans une colonie britannique (Hong Kong)! Son histoire, liée à des temps si troublés, ne pouvait pas uniquement être racontée de manière individuelle, il fallait aussi parler des autres grands maîtres qu’il rencontre (tous fictionnels, mais basés chacun sur plusieurs personnages ayant réellement existé). Mais ce qui émerge à la fin, c’est son état d’esprit, l’étoffe du grandmaster unique qu’il a pu et su être.

Comment les maîtres d’arts martiaux s’engagèrent-ils dans le processus historique, l’Occupation japonaise et les guerres intestines par exemple?

Beaucoup d’entre eux se sentaient une responsabilité d’agir. Ils le faisaient de deux manières. La publique, en développant l’éducation. Et la secrète, en commettant des assassinats ciblés. La Chine était faible, vulnérable à ses ennemis, et les maîtres d’arts martiaux pensaient pouvoir l’aider à devenir plus forte.

The Grandmaster est tout à la fois un film d’arts martiaux et une oeuvre très personnelle, bien dans votre style…

Le style naît toujours du film lui-même. Je ne commence jamais un projet en me posant la question du style. Bien évidemment, c’est un film qui porte ma marque puisque c’est moi qui l’ai fait… Dans le bouddhisme, on dit qu’il y a deux façons de voir les choses: voir avec vos yeux, et regarder, ou voir avec votre coeur, et apprécier… J’espère que le public et spécialement les plus jeunes générations verront le film sans avoir en tête de référence à mes films du passé.

Le passage du temps reste un de vos thèmes de prédilection. Ici encore, c’est évident…

J’ai dit à un ami qu’on aurait pu appeler le film Once Upon a Time in Kung Fu… Si j’ai décidé en toute fin de tournage (le jour de Noël, je me souviens) d’utiliser la musique de Once Upon a Time in America, c’est pour rendre hommage à Sergio Leone, à Ennio Morricone bien sûr aussi. Parce que plus personne ne fait de films épiques, aujourd’hui, des films qui vous donnent le sentiment très fort d’une époque, comme si vous y viviez vous-même. Pour The Grandmaster, il était crucial que l’on puisse ressentir cela très fort, ressentir le temps.

Le tournage des scènes d’action a sans doute été le plus grand défi posé par le film?

Oh assurément, oui. Je voulais que ces scènes soient totalement honnêtes, et authentiques. Ip Man étant un maître du wing chun, chacun de ses mouvements, chacun de ses combats, devait être absolument fidèle à cette école. Nous avons tourné en présence de coachs sur le plateau. J’avais d’emblée décidé de ne pas utiliser d’images générées par ordinateur. Les acteurs ont dû suivre un long et difficile entraînement. Les principaux d’entre eux se sont entraînés sur une période allant jusqu’à 18 mois, pour acquérir les techniques et les maîtriser. Avec des maîtres en train de les observer sur le tournage, ils savaient que seule l’exactitude leur serait permise… Ce fut très dur pour eux. Mais je me suis montré très convaincant (rire)! Je suis très heureux du résultat. Car si on compare le film avec la plupart des films de kung-fu réalisés auparavant, on voit une différence importante. Ces films reposaient tous sur une star et son charisme, que ce soit Bruce Lee, Jet Li, ou un autre. Des combattants très bien entraînés, occupant le devant de la scène. Dans mon film, la star c’est l’art martial lui-même. Ce n’est pas un film sur une personne, mais un film sur la « force »…

Quelle est, à vos yeux, l’essence de la philosophie du kung-fu?

J’ai un journal personnel, tenu durant les deux premières années de préparation du film, essentiellement passées en recherches livresques. J’ai aussi des photos, cruciales pour créer les images du film. Mais il n’y en avait pratiquement pas en Chine. J’ai dû en trouver au Japon, ou dans un Chinatown d’une grande ville américaine… Mais même après ça, je me suis rendu compte d’une évidence: ni les écrits ni les photos ne peuvent nous faire connaître les maîtres. Il faut les rencontrer, leur parler. Je suis alors parti dans une quête, en commençant à Beijing puis en voyageant dans tout le pays, pour rencontrer ces hommes âgés, voire très âgés. Durant nos conversations, j’ai ressenti l’urgence qu’ils avaient de témoigner. Avec cette humilité qui les marque tous. J’ai voulu transmettre ça dans mon film, cette philosophie des arts martiaux qui se résume ainsi: être le dernier à se tenir debout…

On ressent, à la vision du film, l’émotion que vous avez éprouvée à le faire…

C’était très émouvant, en effet. Ce film est comme un voyage dans le cinéma que j’ai tant aimé en grandissant. Il est comme une réponse à mes rêves d’enfant.

RENCONTRE LOUIS DANVERS

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