RENCONTRE AVEC IAN MCEWAN, L’UNE DES STARS DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE, GRAND FAÇONNEUR D’INTRIGUES MAIS SURTOUT DE PERSONNAGES COMPLEXES, ET SANS DOUTE L’UN DES ROMANCIERS LES PLUS DOUÉS D’UNE GÉNÉRATION POURTANT FERTILE…

Contemporain de Martin Amis ou Julian Barnes, compagnons de plume avec qui il s’est lié d’amitié bien avant de publier, Ian McEwan a construit sur près de 40 années et une bonne dizaine de romans (L’Enfant volé,Samedi, Solaire, Opération Sweet Tooth…) une oeuvre célébrée (son roman Amsterdam est l’un des préférés de David Bowie), balisée de prix, et parfois même transposée au cinéma (Reviens-moi de Joe Wright). Son dernier livre, L’Intérêt de l’enfant, qui vient de paraître en français (lire critique par ailleurs) marque une étape supplémentaire dans ce parcours quasi sans faute au cours duquel il parvient régulièrement à combiner avec brio univers intérieur et réalité, vent et fureur du monde auxquels fait face comme il peut ce roseau qu’est l’homme, une femme ici en l’occurrence…

Au début de L’Intérêt de l’enfant, la juge Fiona Maye est confrontée à un cas éthique épineux mettant en jeu la vie de bébés siamois. Les duos de personnages opposés, les doppelgängers, sont un thème récurrent dans vos livres?

Lorsque j’ai écrit à propos de ces jumeaux siamois, je ne me situais pas dans ce schéma-là: il s’agit en fait d’un cas véridique connu des milieux de la justice dont j’ai évidemment modifié une bonne partie. Reste que penser de façon binaire est ancré très profondément dans notre culture. Mais je n’avais pas forcément cette idée de mettre en scène une série de doubles contraires en tête. Je me souviens d’une remarque de Vladimir Nabokov faite à de jeunes étudiants en littérature: « Oubliez les sornettes des généralités et des thèmes, mais câlinez les détails, car vous n’en savez pas assez pour aborder des concepts.  » Plutôt un bon conseil donné aux écrivains. En fait, plus qu’un conseil: c’est la description de ce que nous faisons. Nous construisons de bas en haut, nous écrivons des détails et ensuite seulement les thématiques émergent. Si vous essayez dès le départ de manipuler des thèmes, votre travail commence déjà à avoir des pieds de plomb.

Fiona, personnage principal du livre, respecte les règles, mais n’ose pas exercer ses propres libertés?

Tout à fait. L’épigramme du roman est la citation des premières lignes d’une loi édictant aux juges et à la Cour que lorsqu’ils considèrent le futur d’un enfant, son intérêt est primordial. Par deux fois dans le récit, Fiona cite ces lignes. La question pour le lecteur est jusqu’où s’étend notre responsabilité vis-à-vis des autres? Où s’arrête-t-elle précisément, qu’il s’agisse de votre employé ou de votre ami? Les affects peuvent-ils entrer en ligne de compte? Fiona a décidé, en partie pour se protéger elle-même de la passion de ses propres sentiments, de faire des murs du tribunal ce qui les définit.

Comment parvenez-vous à vous glisser à ce point dans la peau d’un personnage, a fortiori d’une femme?

C’est le travail du romancier que de s’immiscer à l’intérieur d’autres personnes. Seul les mauvais romanciers dépeignent des personnages qui se révèlent uniquement des versions de leur personnalité: un échec complet de l’imagination!

Ce qui signifie qu’il n’y a aucune part de vous-même dans la description des personnages de Fiona et de son mari?

Oh si, bien sûr, il y en a beaucoup! Je suis saupoudré dans tous les personnages.

En quoi le Bullingdon club, cercle étudiant nanti d’Oxford auquel appartenait David Cameron qui vandalisait les pubs avant de rembourser rubis sur ongle, fut-il à l’origine du livre?

Les choses ne se sont pas passées dans cet ordre. L’idée du Bullingdon Club que je cite dans l’ouvrage a surgi plus tard, quand l’un de nos jeunes amis s’est retrouvé au tribunal après une bagarre au moment de la fermeture d’un pub. Ses trois compagnons et lui-même ont été condamnés à deux ans et demi de prison. Sans connaître l’issue du procès, nous nous sommes rendus au tribunal pour témoigner quant à la personnalité de ce gentil garçon que je ne peux vraiment pas imaginer en train de frapper qui que ce soit et qui d’ailleurs n’a fait que prendre des coups. Arrivée à la barre pour témoigner, ma femme a déclaré: « Rappelez-vous qu’il s’agit de garçons issus de la classe ouvrière; s’il s’était agi d’une bagarre impliquant le Bullingdon Club, personne ne serait au tribunal! » Et ils furent envoyés en prison pour deux ans et demi. Cela nous est apparu comme une illustration de la guerre de classes. Car, parmi les quatre autres protagonistes de la bagarre, tous étudiants issus de la classe moyenne, aucun ne fut arrêté. Ils se sont tous enfuis et n’ont jamais été poursuivis ou inquiétés. J’ai décidé de mettre toute cette affaire dans ce roman, tellement j’étais scandalisé… C’est d’ailleurs l’une des raisons qui m’ont poussé à écrire ce livre.

Dickens, grand défenseur des plus faibles et des enfants notamment, a-t-il été une influence?

Seulement dans la première page de ce roman… La première ligne (Londres. Une semaine après la Pentecôte. Pluie implacable de juin, NDLR) est une citation directe de l’ouverture de La Maison d’Âpre-Vent. Un hommage à Dickens qui a écrit avec ce récit l’un des grands romans de la littérature. Et certainement la plus belle introduction qui soit, qui se réfère au novembre implacable à Londres que, pour ma part, j’ai transféré au mois de juin.

Mais n’est-il pas une grande inspiration pour votre oeuvre en général?

Pas vraiment. Chez Dickens, la loi est incroyablement lente. En fait, il soutenait des réformes qui se sont concrétisées à la fin du XIXe. Dickens avait un sens aigu de son rôle de réformateur social -ce que je ne cherche pas à être.

Mais vous poussez aussi des réformes, à votre façon?

Bien sûr j’aimerais en voir advenir, mais ce n’est pas mon objectif principal.

Londres tient un rôle important dans votre écriture…

Dans certains romans, et certainement dans celui-ci, Londres est une vraie présence comme ce fut le cas dans Samedi, Expiation, Opération Sweet Tooth ou encore dans certaines parties de Solaire. Un arrière-fond, mais également quasiment un personnage en soi. J’y suis très attaché, même si je n’y vis plus désormais, j’habite la campagne depuis trois ans… Mais vous savez, sur la question des lieux, au début de ma carrière, je lorgnais les romans existentialistes: Sartre par exemple… Mais aussi Robbe-Grillet. Sartre, Robbe-Grillet: on ne situe pas l’action dans leurs romans. C’est juste un endroit qui sert à tout, où l’on ne précise pas la date, et tout est détaché de la moindre référence historique. Kafka fut aussi une influence à ce niveau-là. Ma vie d’écrivain a été un éloignement constant par rapport à ce schéma de départ. Je veux désormais être spécifique, célébrer les spécificités des lieux, des choses, des personnes et de la date. Car ce qui m’intéresse désormais c’est que le roman soit impliqué dans son temps. Martin Amis et moi avions imaginé une parodie du roman européen de l’époque. Il s’agit d’un caractère appelé « A -« , assis au bord d’un lit de l’hôtel de… dans la ville de…, on ne sait pas quand l’action se déroule, et il attend un coup de téléphone d’un certain K. Le « héros » ne connaît pas la teneur de ce coup de téléphone, ne sait ni pourquoi il est là ni pourquoi il attend cet appel. Tout ce qu’il fait, c’est regarder le mur. Nous avions donc imaginé cette catégorie de romans intitulés « les romans où l’on regarde les murs ». Cette esthétique prévalait à cette époque et m’influença durant les années 70. Alors pour répondre à votre question, aujourd’hui, j’aime inclure le parfum de Londres quand c’est possible, alors qu’à l’époque j’aurais trouvé cela ridicule!

Êtes-vous un admirateur d’auteurs français classiques comme Balzac ou Flaubert?

Et comment! Je cite d’ailleurs Flaubert lorsque Fiona réfléchit à l’éventualité du divorce. Madame Bovary est l’un des tout grands romans et ils ne sont qu’une poignée. Le récit possède cette quasi-perfection, bien que Flaubert prenne à mon goût trop de temps pour expliquer la mort d’Emma: une agonie trop longue et complaisante. Cela m’a toujours troublé de savoir que Flaubert a pleuré sa mort. J’ai compris qu’il s’était investi de façon trop personnelle, ce qui explique sans doute qu’il y ait passé trop de temps. Il aurait eu besoin de ce que Graham Greene appelait « un copeau de glace dans le coeur »: un peu de distance pour y parvenir de manière appropriée. C’est au lecteur qu’il revient de pleurer, pas à l’écrivain. De toute façon, on ne voit pas ce qu’on écrit quand on pleure… (il rit)

Qu’en est-il de Balzac?

Je ne l’ai pas assez lu. Mais je me souviens avoir entrepris un petit pèlerinage au Musée Balzac à Paris, au milieu des années 70. J’étais intrigué par le fait que Balzac ait rédigé ses propres critiques. On a connu quelques scandales de la sorte depuis, notamment sur Amazon où des auteurs écrivent des critiques sur leurs ouvrages: « Superbe roman! Cinq étoiles! Indépassable! » C’est amusant de voir que les siècles passant, tout le monde trouve cocasse cette histoire concernant Balzac et que plus personne ne le blâme pour cela. Il y a sans doute prescription….

D’une certaine façon, ne seriez-vous pas un mélange de Balzac et Flaubert?

Si c’est que vous pensez, je suis très flatté. Vous pouvez l’écrire dans le chapeau de votre article, j’en serais très heureux. (il rit)

L’approche globale de l’homme dans la société pour Balzac et l’étude profonde et raffinée des caractères pour Flaubert…

Je me suis progressivement passionné pour la création des personnages. Plus que tout, c’est ce qui m’intéresse: comment créer un personnage crédible aux yeux du lecteur? C’est le XIXe qui nous a appris à y parvenir -ce que nous avons oublié. Mais sans cet héritage nous ne pourrions accoucher de personnages de chair et de sang -et je ne parle pas ici simplement de la notion facile du lecteur s’identifiant à l’un d’eux, mais de personnages dans toute leur imperfection. Les « Pulp Fictions », romans populaires américains, n’ont par exemple jamais perdu de vue ce concept du personnage. Preuve qu’il est possible de combiner les qualités du modernisme tout en continuant à cultiver ce concept.

RENCONTRE Bernard Roisin, À Paris

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