Abus dangereux

Justin Fenton:”Comme la police est incapable de stopper la criminalité, pour certains, tous les moyens sont bons.” © Josh Sisk

Ancien journaliste au Baltimore Sun, Justin Fenton livre avec We Own This City un remarquable livre-enquête décliné en minisérie par David Simon sur le scandale de corruption qui secoua la ville du Maryland au taux de criminalité le plus élevé du pays.

La ville nous appartient ( We Own This City en VO) est un ouvrage indispensable pour tenter de comprendre l’un des maux qui gangrènent l’Amérique, à savoir les dysfonctionnements au sein de la police à travers des abus de pouvoir, le harcèlement que subit la communauté afro-américaine, les arrestations abusives et les collusions entre les dirty cops et les caïds du crime. À Baltimore, ville natale de John Waters, révélée via l’impeccable série de David Simon The Wire, les temps n’ont pas vraiment changé. Justin Fenton, à travers une enquête aussi exceptionnelle que rigoureuse, révèle l’hallucinante affaire de corruption qui aboutira, en 2017, à l’arrestation de sept officiers d’une unité spéciale emmenée par le sergent Wayne Jenkins qui fit régner la loi et la terreur presque impunément, comme au temps du Far West.

Le titre de votre livre est-il une référence ou un clin d’œil à We Own the Night, le film de James Gray?

Non, non pas du tout. C’est une citation d’un témoin à charge de Wayne Jenkins, un dealer notoire qui a choisi de coopérer au procès et à qui le policier corrompu remettait de la drogue confisquée pour qu’il la revende et s’adjuge un pourcentage au passage. Il a cité Jenkins qui fanfaronnait en disant que la ville lui appartenait, à lui et à sa clique de flics pourris.

En lisant votre livre, on pense immédiatement à une autre affaire de corruption devenue légendaire au sein d’une unité de la police de Los Angeles à la fin des années 90 et à laquelle vous faites allusion dans La ville nous appartient: celle de la brigade anti gang de la division Rampart, qui a inspiré la série de Shawn Ryan The Shield. En quoi le scandale qui a secoué la police de Baltimore est-il différent?

Ce type de comportement a toujours existé. Comme celui de la division Rampart, qui n’était malheureusement pas le pire. Rappelez-vous l’histoire de Frank Serpico, ce policier new-yorkais qui a dénoncé les agissements de corruption au sein du New York Police Department au début des années 70. Il y a eu un gros scandale à Philadelphie au 39e District qui a éclaté au milieu des années 90. Tous ces scandales coïncident aussi avec des pics de criminalité inouïs. Ceci dit, il y a des progrès. Aujourd’hui, les policiers sont équipés de caméras, ils sont dans l’obligation de filmer les interventions et les images ne trompent pas, même si l’équipement augmente fameusement le budget des corps de police. La vérité est que le rôle de la police est de protéger le citoyen et d’enrayer la criminalité, pour dire les choses simplement. Reste que les dysfonctionnements sont nombreux et que la police n’est pas nécessairement la réponse la plus appropriée à tout ce qui va mal dans la ville. Ce scandale à Baltimore a forcément laissé des traces, la confiance de la population est ébranlée et c’est très compliqué pour la police de redorer son blason après une couverture médiatique à son désavantage.

© National

Votre enquête est extrêmement choquante à bien des égards. Notamment dans la façon dont Jenkins et les siens se focalisent, écrivez-vous, sur seulement 11% d’une population afro-américaine… D’où vient cette culture du harcèlement?

Comme la police est incapable de stopper la criminalité, pour certains, tous les moyens sont bons. Et si elle se sent aussi impuissante, c’est parce qu’elle ne sait pas très bien quoi faire. La pression est terrible.

Quel est l’impact de cette fameuse crise des opioïdes sur la criminalité?

C’est un autre problème épineux. L’an dernier, la police de Baltimore a procédé à 11 000 arrestations et sur ces 11 000 arrestations, 3 200 personnes l’étaient pour des motifs liés soit à la consommation soit à la distribution de drogue. Il y a eu des centaines d’overdoses sur l’année, essentiellement d’oxycotin et de fentanyl. C’est de ça qu’est mort l’an dernier Michael K. Williams, le comédien qui incarnait Omar dans The Wire. Il y a aussi beaucoup d’incohérences. Chez nous, dans le Maryland, alors que la marijuana est légale dans le Colorado, en Californie ou dans l’Oregon, vous ne risquez rien pénalement si vous êtes en possession de quelques grammes, mais par contre, si vous en vendez, vous êtes cuit.

Revenons à We Own This City. Quelle est sa genèse?

Je couvrais le procès au début 2018, lorsque j’ai reçu un coup de téléphone de David Simon, qui était intéressé par une série autour de ce scandale. Il m’a suggéré d’écrire un livre qu’il pourrait ensuite adapter et il m’a mis en contact avec son agent littéraire. Comme ça allait être décliné en série, il me fallait une galerie de personnages que j’ai commencé à dessiner: de bons flics, des pourris, des victimes, des trafiquants, des juges, etc. Ensuite j’ai passé un an et demi à effectuer des recherches supplémentaires, à rencontrer les protagonistes et j’ai mis six mois à écrire. Ce que je retiens de tout ça? Contrairement à ce qui s’est passé à Minneapolis avec George Floyd, le scandale de Baltimore n’a pas éclaté à la suite de violences policières mais d’une crise de confiance avec la population après des abus de pouvoir de diverses formes.

La ville nous appartient, de Justin Fenton, éditions Sonatine, traduit de l’anglais (États-Unis) par Paul Simon Bouffartigue, 410 pages.

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