Ma Grande évasion, ta Grande évasion: en avant pour le placement de produit personnalisé!

Steve McQueen dans La grande évasion (The Great Escape, 1963, de John Sturges) © ISOPIX / Collection Christophe L
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

James Bond boira-t-il un jour de la Vodka Red Bull? Les publicités géantes dans Blade Runner pour Atari seront-elles bientôt remplacées par le logo Amazon? C’est nouveau, ça fait peur: le placement de produit est désormais en passe de voyager dans le temps. Ce qui déplaît vraiment fortement à ce Crash Test S06E33!

Cette semaine, je me sens comme Alexander De Croo juste avant une conférence de presse du Codeco. Ce que j’ai à vous annoncer risque de fortement vous déplaire. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Pour peu que vous teniez à une certaine idée du cinéma, vous allez même être totalement furieux. Alors, voilà: 3… 2… 1… Je me lance. Il existe désormais une technologie qui permet le placement publicitaire de produits contemporains dans des films tournés il y a bien longtemps déjà. C’est la BBC qui a levé le lièvre, en publiant il y a quelques jours sur son site un article titré « Comment le placement de produit pourrait bientôt s’incruster dans les films classiques ». L’exemple proposé dans le papier suffit à mesurer l’ampleur de ce qui s’annonce. Imaginez revoir La Grande évasion. Lorsque Steve McQueen est poursuivi à moto par les soldats allemands, il s’arrête un moment devant les barbelés à la frontière suisse. Rien n’empêche désormais les publicitaires d’incruster dans cette image un immeuble et sur le mur de cet immeuble une publicité pour de la bière. Quelque chose qui n’a bien évidemment jamais été tourné au début des années 60 par John Sturges. Quelque chose qui fera aussi forcément l’objet de contrats. La publicité sur le mur digitalisé pourrait donc être pour de la bière jusqu’en 2025 et pour du savon ensuite. Je me permets un autre exemple parlant: dans Blade Runner, rien n’empêche désormais les pubards d’y remplacer les logos omniprésents de la Pan Am et d’Atari, sociétés aujourd’hui disparues, par ceux de Space X et Amazon. On imagine même sans peine un bonimenteur expérimenté persuader les ayants droit que ce serait une vraie amélioration du film, une façon de le rendre plus réaliste.

L’article de la BBC nous rappelle que le placement de produit est presque aussi ancien que l’industrie du cinéma. Il paraît que le premier exemple de publicité incrustée date de 1919, les firmes pétrolières dont le logo apparaît dans The Garage, une comédie de Buster Keaton, ayant payé pour se retrouver dans le décor. En 2019, 20 milliards de dollars auraient été consacrés au placement de produits dans les films. Il se dit par ailleurs (dans le journal Libération, notamment) qu’à force de voir sa sortie repoussée pour cause de pandémie, des scènes entières du dernier James Bond ont dû être retournées, puisque les smartphones y étant visibles étaient devenus obsolètes. Bref, c’est du very big business et cette technologie permettant d’insérer des publicités y compris des années après le tournage est vue d’un très bon oeil par les milieux concernés. Une firme spécialisée du secteur a pour nom Mirriad. Selon la BBC, Stephan Berringer, l’un de ses dirigeants, estime que le procédé sera même carrément généralisé d’ici seulement quelques années. Dans sa logique, cela semble en effet inévitable: puisque la consommation de films se fait de plus en plus via le streaming et que des services comme Netflix et Amazon Prime n’ont pas de coupures publicitaires, l’idée d’imposer la publicité dans le décor même des films et des séries va forcément enthousiasmer les comptables, ainsi que les actionnaires, des plateformes concernées.

Autres clients probables: les groupes de musique. Certaines pop-stars ne verraient en effet pas non plus d’un mauvais oeil la possibilité d’introduire de la publicité digitalisée dans le décor de leurs clips, y compris anciens (Vivement le I Want my Spotify de Dire Straits!). « Des groupes musicaux déjà anciens pourraient ainsi se faire de l’argent neuf à partir de vidéos qui pourraient exister depuis des dizaines d’années. Et des groupes actuels pourraient fièrement soutenir des marques de vêtements de sport, de téléphones ou de sacs un moment et en changer quelques années plus tard sans avoir à retourner une vidéo ou même à porter les vêtements en question« , explique ainsi un intervenant à la BBC. Le cauchemar (vous me permettrez, bien sûr) ne s’arrête évidemment pas là. Puisque vous regardez désormais une majorité de « contenus » sur votre ordinateur et que des firmes y ont installé des mouchards qui traquent vos habitudes de consommation, rien ne les empêche de faire apparaître dans les films et séries que vous regardez des promotions spécialement calibrées pour susciter votre impulsion d’achat. Autrement dit, la publicité sur le mur à la frontière suisse dans La Grande évasion pourrait très bien annoncer la ressortie d’un mirifique album de cool jazz des années 40 en vinyle de 180 grammes quand c’est mon bon camarade DJ Kwak qui suit le film chez lui et des réductions au comptoir de la légendaire pâtisserie liégeoise Une Gaufrette Saperlipopette (moi aussi, je peux faire du placement de produit!) quand c’est moi, chez moi. Dans le papier de la BBC, les pubards se la jouent même éthiques pour vendre leur zim zam zoum diabolique: selon eux, cette façon de faire signerait en effet non seulement la fin de la publicité intrusive (ah bon?) mais permettrait aussi la production de contenus gratuits entièrement financés par cette même publicité. Bref, un épisode de série pourrait vous être offert par une firme comme le sont déjà des podcasts. Ou la presse gratuite, jadis.

Et l’intégrité artistique, on en parle? Pas trop, non. En commentant l’article de la BBC, Libé fait par exemple une comparaison assez hasardeuse avec la colorisation des vieux films et la résurrection numérique de stars défuntes, procédés qui ont selon le journal français aussi fait grimper aux rideaux dans un premier temps avant d’être davantage acceptés. Comme si l’introduction de publicités contemporaines dans des films des années 50 ou 60 n’allait pas beaucoup plus loin dans la déglingue éthique… Libé compare également ce voyage potentiel dans le temps du placement de produit aux stars vendant leurs images pour des spots publicitaires. Comme si le fait qu’Alain Delon soit aussi une marque de clopes et de parfums enlève quoi que ce soit à l’impeccabilité de l’âge d’or de sa carrière strictement cinématographique. Comme si on ne parlait surtout pas là de la potentialité de lui retirer son imperméable iconique du Samouraï pour le remplacer par un complet Peau de Pêche. Comme si l’horreur à venir évoquée, ce n’était pas que Daniel Craig utilise son image de James Bond pour vendre des montres en dehors des films mais bien que le personnage de James Bond se mette un jour à délaisser la Vodka Martini pour la Vodka Red Bull. Et ce, y compris dans ses films tournés il y a plus de cinquante ans, avant même l’existence du Red Bull. Bref, on parle bien de quelque chose qui est immensément problématique. Du moins tant que personne n’aura inventé l’ad-block de circonstance. Qui arrivera forcément un jour. Si on s’y met tous ensemble, comme dirait De Croo. #TeamCinéphiles

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