Lorraine Kelly, la présentatrice télé dont le job est une « variation publique » de sa personnalité réelle

© REUTERS/David Moir
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Célébrité de la télé, Lorraine Kelly vient de remporter un étrange procès contre le fisc anglais en arguant notamment du fait que sa personnalité réelle n’a rien à voir avec l’image qu’en ont les téléspectateurs. À la clé, une requalification de ses activités en « performance » et pas mal de réductions fiscales. « Best mindfuck yet » et implications philosophiques, c’est le Crash Test S04E30.

Lorraine Kelly présente chaque matin sur la chaîne anglaise ITV un « breakfast show ». Elle s’y montre très sympathique, souriante, enthousiaste, « upbeat » comme on dit là-bas. Poursuivie en justice par le fisc britannique, Lorraine Kelly a toutefois réussi à faire admettre à une juge que ce n’est qu’un « rôle » et que l’on devrait donc la considérer comme une « actrice de théâtre » et l’imposer comme telle. Lorraine Kelly telle qu’elle se présente à la télévision n’est pas vraiment Lorraine Kelly, c’est une « variation publique » de sa personnalité, a-t-elle maintenu. Ce qui a donc pleinement convaincu la juge Jennifer Dean, formelle sur ce point: « Elle peut ne pas aimer l’invité qu’elle interviewe, elle peut ne pas aimer la nourriture qu’elle mange, elle peut ne pas aimer le film dont elle parle et c’est là que cela devient une performance. »

C’est tout bénef pour Lorraine Kelly, qui contestait un redressement fiscal (en gros) de plus d’un million de livres. À vrai dire, le litige portait sur plusieurs points un peu compliqués à résumer ici, parmi lesquels le statut réel de la présentatrice par rapport à la chaîne ITV: employée ou indépendante? Sur ce coup-là, il aurait été décrété qu’elle était bien sa propre patronne puisqu’ayant notamment refusé d’être présente en studio à 4 heures du matin pour préenregistrer un duplex avec Elton John alors que celui-ci se trouvait en Australie. Sa ligne de défense est à la fois rigolote, un peu scandaleuse et pas fort étonnante quand on connaît un peu le comportement des divas médiatiques, salariées comme indépendantes, de ce même tonneau.

Au Tribunal de Twitter, cela fait toutefois moins rire que cela n’offusque et peut-être bien à raison, pour cette fois. J’ai ainsi vu s’y plaindre une infirmière qui, en gros, disait que chaque jour torcher des dizaines de mourants alors qu’elle a surtout envie de picoler des Piña Colada à Ibiza tient bien davantage de la performance qu’interviewer gentiment des gens que l’on trouve en réalité ennuyeux. Pas mal d’institutrices ont aussi avoué se sentir un peu plus « au théâtre » que Lorraine Kelly quand elles se retrouvent à gérer aimablement des morveux qu’elles ont en réalité plutôt envie de pendre par les pieds au-dessus d’une cuve d’acide. Ne jouons-nous d’ailleurs pas tous un rôle dès qu’en société? Au travail? Sur les réseaux sociaux? Devant un public? En famille? Devant des proches malades? Pour le plaisir? Par besoin de protéger sa vraie nature? Ne méritons-nous dès lors pas toutes et tous des abattements fiscaux récompensant ces « variations publiques » de nos personnalités réelles?

On ne montre qu’assez rarement sa vraie personnalitu0026#xE9; dans le cadre professionnel et u0026#xE0; fortiori quand le job va au contact du public.

Que Lorraine Kelly conteste son imposition fiscale et en sorte gagnante tient du fait divers pas très intéressant. C’est cette ligne de défense ne manquant pas d’air qui sidère, ainsi que ses implications philosophiques et éthiques. Il faut l’oser, tout de même, ce « Je ne suis pas cette femme aimable à laquelle vous croyez tous! Ce n’est rien qu’un job! Rendez-moi mon million! » Interviewer quelqu’un que l’on n’aime pas peut sinon certes tenir de la performance mais c’est surtout une base même du métier de journaliste. Et puis, prétendre aimer la nourriture que l’on mange ou le film que l’on a vu alors que ce n’est pas le cas est une autre base, celle du mauvais journalisme. Encore que… Est-il tout simplement possible, dans le type d’émission que présente Lorraine Kelly, de ne parler que de choses pour lesquelles elle et son équipe sont réellement enthousiastes alors que cette unité de production est sans aucun doute constamment bombardée d’offres que l’on ne peut pas refuser, de demandes, de pressions et de propositions de partenariats win-win? Dans l’infotainment, qu’est-ce qui distingue d’ailleurs le journalisme du théâtre? Bien sûr que Lorraine Kelly joue un rôle, tout comme Éric Zemmour. Verra-t-on dès lors un jour celui-ci contester une décision de justice condamnant ses propos au motif que ce n’est pas vraiment ce qu’il pense, qu’il est juste à fond dans son rôle d’oursin dans le caviar de gauche? On peut aller plus loin encore: est-ce que le fait même de travailler dans les médias ne voue-t-il pas les gens à doucement mais sûrement se transformer en personnages théâtraux, en caricatures, en performers? La ligne de défense de Lorraine Kelly est incroyablement osée et tient assez bien de la grosse encule, si vous me permettez l’expression, mais, sur ce point précis, elle est aussi bizarrement honnête: oui, on ne montre qu’assez rarement sa vraie personnalité dans le cadre professionnel et à fortiori quand le job va au contact du public.

Je ne suis pas certain que cela devrait donner droit à des requalifications fiscales portant sur plus d’un million de livres mais c’est indéniable. Cela dit, ce qui est vraiment cocasse, c’est que Lorraine Kelly va surtout rentrer chez elle avec son gros million et sa nouvelle image d’embrouilleuse de première parce qu’elle a réussi à se montrer sympathique à une juge. Ce qui est fondamentalement son job à la télé: se rendre sympathique. Bref, elle a réussi à faire distinguer sa personnalité publique de sa personnalité réelle dans une cour de justice tout en jouant sur la même « variation publique » de celle-ci qu’à la téloche. Et ça, comme le disait Arnold Schwarzenegger dans Total Recall: « it’s the best mindfuck, yet ».

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content