Viv Albertine, les racines de la colère

"J'ai grandi en considérant que l'imprudence, la prise de risques et l'échec étaient des choses louables." © GETTY IMAGES
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Viv Albertine, l’ancienne guitariste des Slits, trouve sa voix dans À jeter sans ouvrir, récit tranchant où elle revisite son histoire familiale et questionne la place des femmes dans la société britannique.

Le parcours de Viv Albertine ressemble à un concentré de punk attitude. Normal, après tout, puisqu’elle fut, dans une autre vie qui n’en finit pas de remonter à la surface, dans les livres qu’elle écrit désormais comme au gré des rencontres, la guitariste des Slits, combo punk exclusivement féminin qui, au tournant des années 70, allait s’employer avec quelques autres à changer la face de la musique, sinon du monde. « Si j’ai conservé cette attitude, observe-t-elle installée dans le salon d’un hôtel de Saint-Germain-des-Prés, c’est sans doute parce que j’étais déjà punk avant même que le terme n’existe, du fait de la manière dont ma mère m’avait éduquée et parce que j’avais été adolescente à la fin des années 60, à une époque où la rébellion était dans l’air. Et puis, n’ayant jamais disparu, pas plus que les injustices ou les classes, le patriarcat a entretenu ma colère… »

« The book is the boss »

Écrit en 2014, De fringues, de musique et de mecs, son premier livre, faisait mieux que revenir sur ses années punk, il en retrouvait l’esprit et l’énergie, brûlot au style mordant et concis, porté aussi par une confondante honnêteté: « Pour écrire son autobiographie il faut être un sacré connard, ou alors c’est qu’on est fauché. Moi, c’est un peu des deux », y annonçait-elle d’entrée. Sortant ces jours-ci, À jeter sans ouvrir s’inscrit dans une même veine autobiographique, dont il agrandit la perspective, puisque Viv Albertine y rembobine son histoire familiale, manière de remonter aux sources de cette colère n’ayant jamais cessé de l’animer, mais aussi d’un féminisme qu’elle a chevillé au plus profond d’elle-même. « En me lançant dans ce deuxième livre, j’avais l’intention de me frotter à la fiction, sourit-elle. J’ai commencé à écrire sur une femme d’âge mûr débordant de colère à un point tel qu’elle finissait par commettre un meurtre. Après trois mois d’écriture, il m’est apparu que cette femme n’était autre que moi. J’ai donc décidé de faire une pause pour voir d’où pouvait venir cette colère, et ce qui faisait qu’elle m’ait accompagnée depuis mes douze ans jusqu’à la soixantaine. Mes recherches ont commencé par me conduire à ma mère, à l’époque pendant laquelle elle avait grandi et aux injustices qu’elle avait subies, d’où sa colère à elle. Et ensuite à ma grand-mère, avec son esprit pionnier, soit des femmes qui avaient été limitées par leur environnement social et le système patriarcal. »

Au passage, l’idée d’une fiction s’estompe au profit d’un récit éminemment personnel – « « The book is the boss », comme l’a fort bien dit Stephen King »-, articulé autour de la disparition de sa mère et de la dissection consécutive de sa famille, dysfonctionnelle. Un processus nourri de la découverte des journaux qu’avaient tenus respectivement son père et sa mère à la veille de leur séparation, sur laquelle ils portaient un regard différent. « Moi qui étais en quête de vérité, j’avais droit à celles de mon père et de ma mère, et à la mienne, toutes trois différentes. J’ai donc entamé ce voyage. Remuer des toiles d’araignées, fouiller dans les recoins les plus sombres, n’est jamais agréable. Mais si le processus s’est avéré douloureux, j’ai fini par éprouver une certaine compréhension de ce qui avait amené chacun là où il était arrivé. La douleur n’est pas partie, mais le dard bien. »

The Slits
The Slits© DR

Cette histoire familiale, Viv Albertine la reporte aussi à un environnement plus vaste. À jeter sans ouvrir est également le portrait sans complaisance d’une femme grandie en Grande-Bretagne dans la seconde moitié du XXe siècle et, partant, d’une société peu propice à l’épanouissement au féminin. Héritée de sa mère, la colère aurait été, sinon bonne conseillère, à tout le moins un carburant nécessaire. « Elle constitue le dernier recours pour les opprimés, les gens issus de minorités ou ceux n’ayant pas eu accès à une éducation leur permettant de s’exprimer de façon articulée. Je n’ai pas eu une éducation spécialement bonne, je n’ai pas d’aptitudes particulières, je suis issue de la classe ouvrière, je n’avais rien d’autre. Je pense aussi que ma mère a instillé cette colère en moi parce qu’elle voyait que je n’avais pas de prise sur l’existence, j’étais une enfant rêveuse, paresseuse, passive et elle a voulu me donner une motivation en me désignant les injustices dont les femmes étaient l’objet. » S’y greffera une liberté dont elle saura faire bon usage. « J’ai grandi en considérant que l’imprudence, la prise de risques et l’échec étaient des choses louables », écrit-elle.

Un gang descend sur la ville

Elle en tâtera sans modération, entamant avec The Slits un parcours artistique qui, à 40 ans de distance, n’en finit pas de forcer le respect. Du moins avec le prisme romantique qu’impose le temps, qui aurait tendance à conserver du groupe l’image de Riot grrrls avant la lettre, l’album Cut, sur la pochette duquel elles apparaissaient vêtues de pagnes et de boue, leur tenant lieu de manifeste où elles transgressaient les barrières, musicales et autres. En un mot comme en cent, iconiques, à quoi elle oppose une réalité plus prosaïque: « Sur le papier, mon parcours a l’air formidable, mais dans les faits, le processus a été douloureux et solitaire, même si je suis fière de ces albums comme de mes livres.Si elle devait choisir cette voie, je ne m’y opposerais pas, mais je n’encouragerais pas ma fille à vivre sur le fil comme je l’ai fait, ni à être dans la provocation comme j’ai pu l’être, même si c’est le prix à payer si l’on veut être une artiste intègre. C’était dur, à l’époque des Slits: les gens étaient incroyablement agressifs, ils nous crachaient dessus, Ari Up (la chanteuse du groupe, disparue en 2010, NDLR) s’est fait poignarder deux fois sous mes yeux. Les gens s’estimaient provoqués par notre façon d’être, de nous habiller, de marcher, c’était un combat permanent, quand on donnait un concert, l’ingénieur du son ne voulait rien avoir à faire avec nous, le chauffeur du bus refusait de nous amener. Heureusement que nous étions trois ou quatre, sans quoi cela n’aurait pas été possible. Nous avions le sentiment d’être un gang descendant dans la rue, pour changer les choses pour les filles et les femmes, et combattre le sexisme. »

L’aventure ne durerait que quelques années, les Slits survivant au punk mais guère plus au final, question d’intégrité notamment face à la récupération du mouvement. Sans pour autant que la fibre activiste de Viv Albertine ne s’en trouve affectée. « C’est sans doute démodé, mais l’art, pour être intéressant à mes yeux, se doit d’être associé au danger et à la rébellion, ou au changement des mentalités », professe-t-elle. Précepte qu’elle s’est employée par la suite à mettre en pratique en se tournant vers le cinéma d’abord, l’écriture ensuite. Si De fringues, de musique et de mecs consacrait son entrée tonitruante dans le monde de la littérature, À jeter sans ouvrir la montre aujourd’hui affinant sa voix, au service d’une réflexion aiguisée. Cela, sans rien sacrifier ni de son énergie, ni d’un sens du rythme s’exprimant ici dans une structure en deux temps, le récit gravitant autour de la nuit où sa mère est morte. « Il m’a fallu un an pour l’établir. J’ai été plus d’une fois au bord d’abandonner, mais comme j’avais dépensé l’avance de l’éditeur, je ne pouvais renoncer. Chaque fois que je pense à la mort de ma mère, elle ne me revient que sous forme de flashs très brefs. Il en va comme cela des traumatismes, ils ne remontent que par bribes, et parfois dans le désordre. Pour le livre, j’ai décidé d’en rétablir la chronologie, mais puisque je ne m’en souvenais que par flashs, de les disséminer tout au long du récit. J’espère que les lecteurs ne trouveront pas cela postmoderne, ou faux. » Un souci non feint, pour une autrice dont la soif de vérité n’est pas à souligner, l’honnêteté irriguant son propos en flux continu, cash jusqu’au bout de la plume, fût-ce d’ailleurs à ses dépens. « Je me suis à ce point immergée dans l’honnêteté pour écrire ces deux livres que le retour à la vie au jour le jour me paraît difficile. Je n’arrive plus à fonctionner comme nous le faisons tous, avec de petits mensonges, des sourires auxquels nous ne croyons pas. Cette honnêteté que les gens apprécient dans mes récits, ils n’en veulent pas dans la vie, aucune relation ne pouvant y résister, même s’ils sont soulagés de la trouver dans le confort d’un livre… » Quant à elle, elle y aura puisé l’assurance d’être le produit de son époque, mais aussi la confirmation d’une éthique punk à laquelle elle continue à adhérer sans restriction: « Nous sommes tous capables d’être créatifs, dans les bonnes circonstances. »

À jeter sans ouvrir

Viv Albertine, les racines de la colère

De Viv Albertine, Éditions Buchet/Chastel, Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Anatole Muchnik, 352 pages. ****

« Être un artiste constitue la garantie, pour les congénères humains, que l’usure et la lassitude de vivre ne les pousseront pas au meurtre. » Placée en incipit de À jeter sans ouvrir, le deuxième ouvrage de Viv Albertine, cette pensée empruntée à Louise Bourgeois a, de toute évidence, guidé les pas de l’autrice, guitariste, à la fin des années 70, des Slits, groupe punk féminin et féministe à qui l’on doit notamment l’immortel single Typical Girls, avant de renaître sous les traits d’une réalisatrice, et d’enfin s’imposer comme écrivaine. Sorti en 2014 en Grande-Bretagne, De fringues, de musique et de mecs (Clothes Clothes Clothes Music Music Music Boys Boys Boys dans son titre original), son premier essai, un récit autobiographique furieux et fiévreux, donnait à vivre de l’intérieur le mouvement punk, et le grand vide qui s’ensuivit(1). À jeter sans ouvrir en élargit sensiblement le spectre, livre à la première personne où Albertine remonte, d’une plume qu’elle a sincère, féroce et électrique, aux racines de cette colère qui ne l’a jamais abandonnée, disséquant une histoire familiale passablement chargée non sans mesurer son parcours personnel à l’aune d’une société marquée du sceau du patriarcat.

Au coeur de l’ouvrage, on trouve la mort de sa mère, pivot autour duquel s’enroule un récit dévidant le quotidien de femme (désormais sexagénaire) de l’écrivaine, tandis que les circonstances la conduisent à revisiter le passé; un travail de mémoire se cristallisant autour de deux journaux, tenus en parallèle par son père et sa mère alors même que leur couple se désintégrait. Soit autant de bribes d’existence articulées en miroir, pour un ouvrage explorant sans complaisance les dynamiques familiales, entre blessures passées et retombées présentes -ainsi d’une rivalité irrésolue avec sa soeur Pascale, valant au récit un climax saisissant. L’autoportrait qui s’ensuit est aussi acéré que pertinent, que l’écrivain assortit à l’occasion d’une mise en perspective: « Si le féminisme s’est ancré si profondément dans ma tête, et dans celle de beaucoup de filles de ma génération, c’est notamment parce qu’on a été élevées par des femmes réprimées et frustrées qui sont devenues adultes au moment de la guerre, une période pendant laquelle elles ont acquis de nouvelles compétences et goûté à l’indépendance, avant de devoir regagner la pénombre marronnasse de leur foyer et voir défiler les swinging sixties depuis leur planche à repasser. »

Cet héritage dûment revendiqué, Albertine se dévoile sans fausse pudeur, préférant l’autodérision à l’auto-apitoiement, l’honnêteté aux faux-semblants. Quant à la colère ne cessant de l’animer (et qui vaut au lecteur quelques anecdotes mordantes, comme lorsqu’elle remet à leur place quatre zigues chahutant l’un de ses concerts, à York), elle lui tient lieu d’énergie vitale, venue nourrir une écriture aussi personnelle que tranchante. Portrait d’une enfant du XXe siècle, À jeter sans ouvrir (un titre découlant de l’injonction écrite au Tippex sur le sac AerLingus où elle devait découvrir le journal de sa mère, comme une invitation à en prendre le contre-pied) est un livre percutant en diable, la démonstration qu’à 64 ans et toujours pas apaisée, Viv Albertine a trouvé sa voix. De bruit et de fureur, définitivement…

(1) Le livre est réédité chez 10/18.

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