Rencontre avec Junichiro Saito, roi du manga punk

Junichiro Saito, pas tout à fait thug. © JUNICHIRO SAITO

Nouvelle sensation du manga alternatif, Junichiro Saito décroche déjà, avec le très punkShit Chofu, la palme du bouquin japonais le plus taré de l’année. Quel genre d’individu a pu cracher un truc pareil? Pour le savoir, on l’a rencontré.

Cet homme est un mystère, on ne sait pas grand-chose de sa vie. Infos officielles: il est né en 1980, a vécu aux States (en Californie, précisera-t-il, mais tout petit, entre ses 3 et 5 ans) et a commencé à publier vers 30 ans. C’est à peu près tout. On connaît aussi son compte Twitter, un fourre-tout mi-sérieux mi-lunaire où il lance d’indispensables sondages comme « Avez-vous déjà utilisé un smartphone avec votre pénis? Oui/Non » (résultat: 28,8% de « Oui »). Un gars insaisissable, donc, dont les oeuvres paraissent crachées par un thug fou furieux. En vérité, c’est tout le contraire. Junichiro Saito est franchement un chic type. Quelqu’un de calme, d’humble, d’un peu cabossé par la vie, assez pour ne jamais manquer de lucidité, sans doute trop pour ne pas se marrer de la connerie humaine. Son Shit Chofu (remarqué par la critique au Japon, où il est paru en 2018) est une comédie nihiliste située à Chofu, donc, petite ville de l’ouest de Tokyo où Saito vit depuis 1992. Chofu alias C-Town, « la nécropole finie à la merde et au sang« , où personne n’est à sauver alors autant tout casser en s’esclaffant comme une hyène.

On sait peu de choses sur vous. Qu’avez-vous vécu avant d’être mangaka?

Mes plus vieux souvenirs remontent à l’âge de 3 ans, environ, et à l’époque j’aimais déjà dessiner. En 2e année de primaire, sans me le dire, mon instituteur a inscrit un de mes dessins à un concours organisé par la ville et j’ai décroché un prix. Ça m’a rempli de joie, vraiment. À mon avis, ce moment a eu une influence décisive sur ma vie, même si l’effet n’a pas été immédiat. Moi j’aimais le dessin, rien de plus, je n’avais pas l’envie ou la prétention de faire du manga. À l’école, j’ai longtemps eu des notes médiocres, y compris en sport et en arts plastiques. Je n’aimais pas trop obéir aux profs, c’est pour ça. Bon, j’ai quand même fini le secondaire et, cédant à l’insistance de mes parents, je me suis inscrit à la fac, en sciences sociales, mais j’ai décroché en cours de route. Sauf que les gens s’insèrent souvent dans la société à la sortie de l’université et moi, sans diplôme, je n’ai pas trouvé de vrai travail. À l’époque, je n’arrivais plus à parler aux gens, j’avais une espèce de peur panique des autres et j’ai même vécu reclus… Pour me reprendre en main, je me suis mis à faire des petits boulots. Quand l’usage d’Internet s’est démocratisé au début des années 2000, j’ai créé une page web où je postais mes dessins. Ça m’a valu des compliments et vers la fin de ma vingtaine, un mangaka, Sorao Nishino, m’a proposé de dessiner pour la revue indé qu’il allait lancer. Ça s’appelait Kaku et Tokushige Kawakatsu (Tokyo Blues), que vous connaissez déjà, a d’ailleurs publié dedans lui aussi.

Vous ne vouliez donc pas dessiner de manga, à l’origine, mais en lisiez-vous?

Quand j’étais petit? Non, pas beaucoup. À vrai dire, je ne suis pas tellement attaché au manga. Pour moi, c’est simplement un mode d’expression, une manière de produire des oeuvres, mais je n’en suis pas un grand fan ou lecteur.

Avez-vous tout de même un premier souvenir de manga?

Oui, en primaire j’aimais bien Dragon Ball, qui était ultra populaire.

C’est marrant, à l’arrivée vos mangas sont à l’opposé de Dragon Ball!

Oui mais d’après moi, Dragon Ball, qui est d’ailleurs extrêmement bien dessiné, ça se lit surtout pour les sensations procurées. On y trouve quelque chose de grisant plutôt qu’une intrigue passionnante. Peut-être qu’en cela, je pourrais oser un parallèle avec mes mangas.

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Vous vivez à Chofu. La ville mérite-t-elle le portrait interlope que vous en faites dans Shit Chofu?

Ah non, pas du tout, c’est une petite ville tout à fait ordinaire et sympathique, traversée par une rivière, avec de la nature pas loin… Elle est très sûre, dans un pays lui-même déjà très sûr! Il ne s’y passe vraiment rien de spécial et ça m’a fait marrer, justement, de jouer sur cette inversion totale.

Mais en 30 ans, y avez-vous tout de même assisté à des choses bizarres ou étonnantes?

Plutôt que des souvenirs étranges, ce sont des mauvais souvenirs qui me restent, surtout à l’époque où on venait de s’installer avec ma famille. Dans ma nouvelle école, je n’arrivais pas à me faire des amis. Un jour, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis allé voir les autres pour leur demander si on pouvait être copains. Ils ont tenu une espèce de réunion… et le verdict a été que non.

Avez-vous fini par vous sentir intégré à la ville?

En fait, ma vie à Chofu a commencé à s’améliorer quand j’avais 34 ans, lorsque j’ai été engagé dans une supérette où je travaille toujours. J’y ai rencontré une collègue qui a trois ans de moins que moi, aux goûts très proches des miens côté cinéma, jeux vidéo, etc. C’est une femme tatouée de la tête aux pieds, qui a vécu une enfance très difficile, marquée par les violences familiales. Je m’entends très bien avec elle, mais aussi avec mes autres collègues. Ce sont vraiment des gens bien.

On retrouve justement dans Shit Chofu la figure de l’outsider, de l’étranger à la ville… L’artiste fraîchement installé, par exemple. C’est un peu vous?

Je ne sais pas trop. Il y a un peu de moi dans cet artiste, mais c’est vrai aussi pour le policier cinéphile, qui parle de plein de films que j’aime. Peut-être qu’on me retrouve dans plusieurs personnages.

Qu’est-ce qui vous inspire vos personnages, d’ailleurs? Vous observez votre voisinage?

Non, je ne m’inspire pas de personnes réelles, c’est un pur travail d’imagination en me disant: « Ah, je n’aimerais pas rencontrer quelqu’un comme ça! »

L’aspect jeté de votre graphisme donne l’impression que vous dessinez dans l’urgence, comme pour ne pas perdre « le flow » en restant trop longtemps sur une case. Est-ce le cas?

En réalité, je passe beaucoup de temps sur chaque case. Vous savez, j’aime dessiner depuis tout petit mais je ne suis pas très doué. Chaque fois que je me mets au travail, je me demande: « Euh, mais comment on fait, pour dessiner ça? » Je ne sors pas d’une fac d’arts plastiques, je n’ai pas de bases techniques solides.

Pourtant, votre travail laisse penser que vous maîtrisez le dessin et que vous tentez volontairement de rendre votre trait bizarre, accidenté.

C’est vrai qu’il y a cette démarche consciente dans mon trait, je ne produis pas juste un dessin auquel je me suis résigné par défaut. En fait, je l’ai nourri d’influences venues plutôt de la peinture, comme Bacon, Hopper, Picasso ou Van Gogh. Finalement, mon dessin, c’est le résultat qu’on peut obtenir quand on essaie de dessiner à la manière de Van Gogh avec un stylo. Yoshikazu Ebisu, vous voyez qui c’est? Moi, je n’essaie pas de produire comme lui un dessin heta-uma (le style « mal fait-bien fait », NDLR), ni un dessin propre et léché, mais un dessin qui interpelle, quelque chose d’un peu rêche et qui peut aussi rappeler l’ambiance de films américains des années 70 que j’adore, comme Taxi Driver.

Rencontre avec Junichiro Saito, roi du manga punk
© HITO CHOFU JUNICHIRO SAITO

Malgré tout, vous prenez du plaisir à dessiner ou c’est laborieux?

C’est laborieux. (rires) C’est difficile et pénible, parce que comme je vous l’ai dit je n’ai pas de méthode. Mais ça me convient, au fond, parce que je n’ai pas non plus envie de m’installer dans une sorte de système que je répéterais de façon mécanique. Ça me permet de garder une certaine fraîcheur.

Et comment envisagez-vous l’écriture? Shit Chofu, est-ce de l’improvisation totale?

Je ne réfléchis pas trop aux histoires, en fait. Pour moi, mes mangas n’ont d’ailleurs pas d’histoire à proprement parler, ce sont plutôt des empilements d’événements. En revanche, je réfléchis beaucoup à l’ouverture de chaque épisode. Mais ensuite j’improvise, oui, en essayant tout de même que l’ensemble se tienne et de finir sur une petite conclusion.

Vous ne semblez mettre aucun frein à votre créativité, ne vous donner aucune limite: est-ce le cas ou vous souciez-vous de ce que penseront les lecteurs?

Non, je ne m’en soucie absolument pas. Je ne me fixe pas de limites, mais disons que mon travail ne reflète pas à 100% ce que j’aimerais dessiner. En gros, j’écris de manière totalement libre, mais en me heurtant à mes propres limites. J’essaie à chaque fois d’aller jusqu’au bout de mes capacités, mais je galère.

Vous citiez Bacon ou Picasso: revendiquez-vous d’autres influences?

Oui, je suis extrêmement influencé par le cinéma. Le premier réalisateur auquel je me suis intéressé consciemment, c’était John Carpenter. Mais sinon j’adore David Lynch, David Cronenberg, Martin Scorsese, Michael Haneke…

Vous ne citez presque jamais rien de japonais. Que pensez-vous de la culture actuelle de votre pays?

Il y a des cinéastes encore en activité que j’aime beaucoup, surtout Takeshi Kitano et Kiyoshi Kurosawa, qui m’a beaucoup influencé. Mais je trouve que depuis une vingtaine d’années, la culture japonaise est dans une espèce d’impasse. D’une manière générale, mes réalisateurs japonais préférés appartiennent au passé, ils étaient actifs dans les années 50, comme Yûzô Kawashima ou les cinéastes de la Daiei. J’aime aussi les livres de Ranpo Edogawa. Mais la culture mainstream japonaise actuelle m’intéresse très peu. Tenez, l’été dernier, j’ai regardé la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques et je me suis dit: « Mais comment ça se fait qu’on ponde un truc aussi vieillot, aussi nul… » Ça me semblait dater d’au moins 20 ans…

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Et qu’avez-vous pensé de la bande son de la cérémonie, faite de musiques de jeux vidéo?

Eh bien, ça m’a fait de la peine. Dragon Quest, par exemple, c’est vieux de 30, 40 ans… J’ai trouvé ça un peu triste que le Japon se contente de faire le fier avec des choses du passé. Et cherche autant à plaire au public « otaku » (les fans de manga, jeux vidéo et dessins animés, NDLR), aussi. Pour moi, cette cérémonie n’était franchement pas tournée vers le monde, c’était très petit. Aussi, quand les athlètes entraient en scène, les noms des pays étaient inscrits dans des espèces de bulles de manga: là encore, j’ai trouvé ça inintéressant. Ce n’est même pas une question de bon ou de mauvais goût, il n’y avait juste pas de goût. Aucune vision artistique.

Pour rester dans la culture japonaise, avez-vous lu Yoshiharu Tsuge, qui a lui aussi dessiné sur Chofu?

Oui oui, bien sûr!

Vous aimez?

Au risque de paraître irrespectueux, Tsuge est loin d’être ma référence absolue. En vérité, je n’ai commencé à en saisir l’intérêt qu’assez récemment. Quand j’étais petit, je ne comprenais pas trop ce qu’il racontait, ni pourquoi il le racontait. En ce moment, je publie une sorte de carnet de voyage qui s’appelle Musashino, sur le site Torch Web, et Tsuge fait partie de mes références pour cette série. Mais je le répète, je ne l’idolâtre pas particulièrement. Ah, sinon, comme on habite tous les deux à Chofu, j’ai pu le rencontrer à plusieurs reprises.

Qu’avez-vous appris, en tant qu’artiste, entre vos débuts et maintenant?

Quand je me retourne sur ce que j’ai pu produire, j’ai l’impression que c’est très modeste. Parce que moi qui adore le cinéma, quand je compare mon travail à, je ne sais pas… Robocop de Verhoeven, que j’aime beaucoup, je me dis que j’ai beaucoup moins de talent que je le pensais. Je trouve mon travail très insignifiant…

On sent pourtant chez vous une énorme progression graphique…

Moi, comme je le disais, j’ai envie de restituer des atmosphères et de procurer des sensations plutôt que de raconter des histoires. En fait, je considère un peu mes mangas comme des attractions de fête foraine. Voilà ce que j’ai essayé de travailler, finalement, et que je continuerai à creuser.

Shit Chofu

Comédie punk. De Junichiro Saito, éditions Le Lézard Noir, 256 pages. ****

Rencontre avec Junichiro Saito, roi du manga punk

C’est la valse des déglingos: « Une meuf avec un flingue à la place du doigt, un mec qui bouffe des tacos au serpent, une gonzesse qui pourrit un chauffeur de taxi, une secte de gros excités, un clebs qui garde la porte des Enfers, un squelette qui vomit du feu… » Des personnages, c’est ce que raconte Shit Chofu. Le rapport à l’autre dans ce qu’il a de plus étrange et inquiétant. On ne peut pas parler de scénario mais d’épisodes fiévreux improvisés. Saito crache ses délires -souvent très drôles- au fil du pinceau. Il balance à la fois ce qu’il aime et ce qu’il déteste dans un grand collage darko-régressif aux airs de film noir déstructuré. Le manga est très con, mais l’auteur très fin, artisan du chelou qui digère des références pointues (l’atmosphère des toiles d’Edward Hopper ne cesse par exemple d’infuser ses planches) et les recrache à la sauce art brut, sous une ligne d’autodidacte ultra vivante et, en réalité, très étudiée. Saito, qui ne vit pas entièrement du manga, n’a probablement rien à perdre à se lâcher: pas besoin de compromis pour vendre à tout prix. C’est ce qui rend son art si sincère. Et qui fait de Shit Chofu un petit trésor caché de la vaste production manga.

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