Critique | Livres

Que faire de ce corps qui tombe, pas un livre mais un match de boxe

Jim Fingal et John D'Agata © Margaret Stratton
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Stagiaire zélé, Fingal a une mission: vérifier mot après mot l’authenticité du récit livré par John D’Agata. Où est la vérité? Quels sont les faits? Récit d’un débat animé.

Ceci n’est pas un livre. C’est un match de boxe. Une joute verbale jouissive, au cours de laquelle on compte les points. Elle débute en 2005. John D’Agata propose alors un essai à la fameuse revue The Believer. Dans son texte, il revient sur un fait divers apparemment « banal »: le 13 juillet 2002, à Las Vegas, un ado de seize ans, Levi Presley, se suicide en sautant du haut de la terrasse du Stratosphere Hotel. La manière dont D’Agata s’empare de l’histoire intéresse l’éditeur. Comme d’habitude, celui-ci demande quand même à Jim Fingal, alors jeune stagiaire, de vérifier et recouper les faits racontés par D’Agata. Débute alors un échange de plusieurs mois entre l’auteur et le zélé « fact-checker ». C’est à ce débat que propose d’assister Que faire de ce corps qui tombe. Un véritable ping-pong, d’abord cordial avant de virer à la confrontation, voire à l’injure (« Attention à pas me pousser, connard »). D’un côté, Fingal passe en revue le moindre détail, jusqu’au plus insignifiant, véritable diptérophile pinailleur et obsessionnel. De l’autre, D’Agata justifie ses écarts pris avec la réalité par la licence « poétique » laissée à l’essayiste. Parfois jusqu’à l’absurde. Exemple: le nombre de clubs de strip-tease répertoriés à Las Vegas, que D’Agata fait passer de 31 à 34 –« Je suppose que c’est parce que le rythme de « trente-quatre » marche mieux dans la phrase que celui de « trente et un », alors je l’ai changé. » Et la conversation entre l’auteur et son fact-checker ne fait alors que commencer…

Le fond et la forme

Que faire de ce corps qui tombe, pas un livre mais un match de boxe
© Vies parallèles

Que faire de ce corps qui tombe ne se résume pas au dévoilement des coulisses d’un ouvrage (Yucca Mountain en l’occurrence, paru en français chez Zones Sensibles). L’échange entre D’Agata et Fingal dépasse rapidement le côté making of. Il ne s’agit en effet pas seulement de déterminer si la chute de Levi Presley a duré huit ou neuf secondes, ni de savoir si le vent enregistré ce jour-là était assez fort pour soulever « des voiles de poussière blanche », comme l’écrit D’Agata. Plus fondamentalement, la question est celle de la réalité, et de la manière de la raconter. Comment s’y prendre sans la trahir? Les faits suffisent-ils? Et si la réponse est négative, jusqu’à quel point la non-fiction peut-elle les interpréter? Voire s’en éloigner? Dans ce débat, les deux se balancent leurs arguments à la figure. C’est passionnant, drôle, étourdissant, terriblement instructif -on rêve de voir le bouquin distribué dans les écoles de journalisme…

A noter que le titre est le premier d’une toute nouvelle maison d’édition, lancée par Alexandre Laumonier (les éditions Zones Sensibles, citées précédemment) et Emmanuel Requette (la librairie bruxelloise Ptyx). Le cahier des charges de Vies Parallèles s’annonce aussi ambitieux qu’excitant, branché sur les lectures difficiles à caser. Attentif aussi à proposer du beau, comme le montre la mise en page de ce Que faire de ce corps qui tombe, livre aussi stimulant sur le fond que sur la forme.

Que faire de ce corps qui tombe, de John D’Agata et Jim Fingal, éditions Vies parallèles, traduit de l’anglais (USA) par Henry Colomer, 124 pages.

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