Polar nordique, Olivier Truc et « les coulisses du modèle »

Les romans ultradocumentés d'Olivier Truc se déroulent au sein de la police des rennes. © getty images
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Les romans policiers scandinaves forment désormais un véritable genre en soi qui ne s’essouffle pas, que les éditeurs s’arrachent et qui va bien au-delà de la nationalité de ses auteurs. A l’image du français Olivier Truc, star de ce polar nordique qui puise son succès dans « les coulisses du modèle ».

Les étals des librairies en débordent aujourd’hui, mais il n’y a pas vingt ans, le polar dit nordique n’existait quasiment pas en français. Il n’aura fallu « que » deux phénomènes littéraires pour faire de la Scandinavie le nouveau paradis des mauvais genres, thrillers, polars et autres romans policiers: d’abord, dès 2003, la découverte en français des romans suédois de Henning Mankell et de son commissaire torturé Kurt Wallander avec Les Chiens de Riga, suivis de près par La Lionne blanche et L’Homme qui souriait ; puis, dès 2006, la publication du premier Millenium de Stieg Larsson, devenu phénomène de foire autant que d’édition avec son million d’exemplaires vendus en deux ans et son auteur décédé un an avant la publication de ses livres, dont il n’aura donc jamais connu l’incroyable ascension, et l’impact. Une patte froide s’est soudain abattue sur le genre, qui a fait de la neige, des nuits interminables, des flics fatigués et des corps généralement gelés ses nouveaux clichés.

Le genre a fait de la neige, des nuits interminables et des flics fatigués ses nouveaux clichés.

De l’Islande à la Norvège, toute la Scandinavie s’y est mise, abreuvant le marché francophone et bientôt la pop culture européenne de toute une production jusque-là peu traduite, donc massive, et qui a fait de Jo Nesbo, Camilla Läckberg, Arnaldur Indridason, Jussi Adler-Olsen ou Viveca Sten, pour ne citer qu’eux, les nouveaux best- sellers dominants du secteur – rien que ces cinq-là ont publié plus de nonante romans en dix ans! Le polar nordique est ainsi devenu pour le polar français ou américain ce que le manga a été et est encore pour la BD franco-belge ou le comics: un énorme concurrent apparu soudainement et qui, surtout, ne s’essouffle pas!

Olivier Truc était au départ journaliste d'enquête et de reportage.
Olivier Truc était au départ journaliste d’enquête et de reportage.© Peter-Knutson

Chacun des « grands » éditeurs de romans policiers possède au moins un scandinave à son catalogue, quand il n’est pas, tel le Norvégien Jorn Lier Horst à la Série noire, une de ses meilleures ventes. Le genre, surtout, se renouvelle sans cesse (lire l’encadré « Un genre en cinq styles » en fin d’article), se jouant de ses propres thématiques et clichés, voire de la nationalité de ses auteurs. C’est ainsi que le Français Olivier Truc (1) en est devenu l’une des valeurs sûres, avec ses romans ultradocumentés, géopolitiques et immersifs au sein de la police des rennes (oui, ça existe), parcourant les vastes régions de la Laponie en compagnie des Sami, un peuple autochtone dont le sort fait tâche sur le CV de ce fameux modèle nordique ou suédois que le monde leur envie. Et qui expliquerait, paradoxalement, le succès à la fois foudroyant et continu de la plupart de ces polars nordiques qui ont fait du paradis sur terre celui, aussi, des crime fictions.

« Regarder la réalité du modèle »

« Les coulisses du modèle, c’est une réserve inépuisable d’histoires, parce qu’il exerce une vraie fascination: en vingt ans, j’ai vu passer un nombre incalculable de délégations politiques françaises », nous explique Olivier Truc, au départ journaliste d’enquête et de reportage, et qui se destinait à un poste à Beyrouth avant de rencontrer une Suédoise. « Mon truc, c’était le Moyen-Orient, la chaleur et l’action ; je me suis retrouvé en Suède, dans un pays neutre et sans guerre depuis 200 ans! Et j’ai donc bien vu l’intérêt des médias et des politiques pour le modèle socio-économique nordique, à la fois proche et très particulier, et qui a vocation à porter des messages universels comme celui des droits de l’homme – une sorte de France réussie! »

La Laponie est une terre de conflits, où s’incarnent les coulisses du modèle scandinave.

Mais, poursuit Olivier Truc, « on a aussi vu sortir dans les années 1990 des scandales et des affaires qui mettaient à mal ce soi-disant modèle: biologie raciale, insémination forcée, neutralité pas si neutre que ça pendant la Seconde Guerre mondiale, montée d’une extrême droite réellement néonazie… Or, dans le polar nordique, ce qui donne encore le  » la » de la littérature policière scandinave, ce sont les dix romans que Maj Sjöwall et Per Walhöö ont publié sur dix ans (NDLR: formidable serial autour du commissaire Martin Beck et de son équipe, tous disponibles chez Rivages), et qui se sont arrêtés avec la mort de Walhöö en 1975. Il y a presque cinquante ans! Pour eux, le polar, c’était ça: regarder la réalité du modèle. Il était alors à son apogée, mais ils pensaient déjà que les sociaux-démocrates nordiques étaient en train de le trahir. Cette approche critique et sociale a fait école, et je crois qu’en France, ou en Belgique, il y a une vraie fascination, peut-être satisfaction, à pouvoir se dire  » ils ne sont pas si bien que ça quand même! «  ».

Polar nordique, Olivier Truc et

A cette spécificité toute scandinave qui ferait donc le succès du genre, viennent s’ajouter les voix d’auteurs eux-mêmes souvent singuliers, tel notre Suédois d’adoption qui a autant de succès en France qu’en Suède, mais « qui reste l’étranger qui vient mettre le doigt là où ça fait mal », avec sa fresque géopolitique qu’il est en train de dresser autour du peuple sami à qui il consacre déjà, avec Les Chiens de Pasvik, son cinquième roman après des reportages dans la presse et un documentaire: « J’ai tout de suite compris que la Laponie était une terre de conflits, où ces coulisses du modèle s’incarnaient complètement. Le peuple sami a subi la colonisation, des frontières qui les ont séparés, des pertes de territoires, des kolkhozes, des politiques eugénistes… Et pourtant, les journalistes suédois écrivent très peu là-dessus, les écrivains aussi. Les Scandinaves se profilent comme des superchampions des droits de l’homme, ils se veulent particulièrement ouverts sur le monde, mais en Laponie, 90% des Suédois n’y ont jamais foutu les pieds. Des Samis, ils ne connaissent souvent que les clichés et le folklore. »

(1)Les Chiens de Pasvik, par Olivier Truc, éd. Métailié. 429 p.

Un genre, cinq styles

Après une première vague phénomène dans les années 2000, le polar nordique retrouve aujourd’hui un second souffle et une nouvelle génération d’auteurs qui font encore évoluer ce « genre dans le genre ». Cinq exemples récents pour rafraîchir votre été.

Elma

Par Eva Björg Aegisdottir, éd. La Martinière, traduit de l’islandais, 400 p.

La petite Islande compte 360 000 habitants, est déclarée « pays le plus paisible du monde », et elle est pourtant le berceau des polars les plus sombres! La faute sans doute à son perpétuel mauvais temps et aux humeurs lugubres d’une communauté où tout le monde connaît tout le monde. Le premier roman de Eva Björg Aegisdottir ne déroge pas à la règle, fouillant le passé d’un petit village de pêcheurs où la violence domestique se terre puis explose.

Elma
Elma

1794

Par Niklas Natt och Dag, éd. Sonatine, traduit du suédois, 544 p.

On connaissait les polars nordiques et les polars historiques ; voilà désormais le polar nordique et historique, avec 1794, suite logique de 1793, un des gros succès de 2019. Son auteur, descendant d’une des plus anciennes familles de la noblesse suédoise, plonge littéralement ses lecteurs dans l’enfer qu’était Stockholm au lendemain de la dernière guerre suédoise, contre la Russie. Crimes horribles, obscurantisme, pauvreté extrême, sociétés secrètes, violence crue et un héros mutilé de guerre: il y a autant de Tim Willocks que de Stieg Larsson chez Niklas Natt och Dag.

1794
1794

Si Stockholm fait aujourd'hui figure de Cité modèle, 1794, de Niklas Natt och Dag, évoque une tout autre réalité au lendemain de la guerre contre la Russie.
Si Stockholm fait aujourd’hui figure de Cité modèle, 1794, de Niklas Natt och Dag, évoque une tout autre réalité au lendemain de la guerre contre la Russie.© getty images

Sous protection

Par Viveca Sten, éd. Albin Michel, traduit du suédois, 503 p.

Plus mainstream et plus inoffensifs que d’autres, les thrillers de Viveca Sten n’en restent pas moins des incontournables du genre. Elle vient de sortir le déjà neuvième tome des Meurtres de Sandhamn, un archipel où vivent, flirtent et travaillent l’inspecteur Thomas Andreasson et la procureure Nora Linde, aux prises cette fois avec la mafia serbe. La série télé en est, elle, à sa cinquième saison sur Arte.

Sous protection
Sous protection

Grand calme

Par Gilles Blunt, éd. Sonatine, traduit de l’anglais (Canada), 408 p.

Le polar nordique n’est plus seulement scandinave: les éditeurs francophones, jamais rassasiés, vont désormais voir un peu plus régulièrement du côté du Canada pour voir ce qui s’y écrit, car niveau étendues gelées, froid de canard, conditions extrêmes et meurtres au diapason, l’un n’a rien à envier à l’autre. Et surtout pas dans les romans de Gilles Blunt, star locale, qui plonge ici une flic spécialisée dans les violences faites aux femmes dans le huis clos d’une station polaire on ne peut plus isolée et angoissante.

Grand calme
Grand calme

La dernière tempête

Par Ragnar Jonasson, éd. La Martinière, traduit de l’islandais, 336 p.

Un polar social, une femme forte, et une construction littéraire très originale, qui met en scène l’enquêtrice Hulda Hermansdottir à plusieurs âges de sa vie, en remontant le temps: cette « dernière tempête » clôt dans un mélange de beauté et de pure tragédie la trilogie dite de La Dame de Reykjavik, énorme succès à l’international grâce à ce mélange d’enquêtes froides et de drames intimes qui font aussi le succès de ces polars-là.

La dernière tempête
La dernière tempête

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