Paul B. Preciado, l’hymne à l’amour

Pour Paul B. Preciado, l'amour, "c'est entrer dans une relation qui mobilise votre désir à tel point qu'il vous révèle ce que vous ne saviez pas sur vous". © Léa Crespi
Elisabeth Debourse Journaliste

En grand amoureux du genre vivant, le philosophe Paul B. Preciado pense l’amour avec une humanité radicale qui fait fi des différences.

Il faut bien des mots pour décrire Paul B. Preciado: philosophe, radical, visionnaire, voyageur, transféministe, transfuge, transgenre. C’est qu’il les aime, les mots, qu’il assemble en longues phrases tranchantes, nécessaires à l’expression d’une pensée politique et philosophique complexe, parce qu’encore étrange -« qui définit ce qui sort des normes« . Ses textes sont le journal d’une transformation, un recueil de chroniques d’une vie en éternelle transition. Comme dans son dernier livre, Un appartement sur Uranus, qui compile des articles écrits entre 2013 et 2018 pour le journal Libération. Il y parle de libération, justement: celle des normes, des corps, de la sexualité… et des mots qui désignent des visions du monde désormais obsolètes. L’Espagnol Paul Beatriz Preciado « ne laisse personne indifférent« , estiment Passa Porta et le Beursschouwburg, qui l’ont invité le 21 septembre à Bruxelles pour parler d’amour. Un sujet universel qu’aborde dans la différence la plus totale l’ex-compagnon de Virginie Despentes. Mais avant le coup de foudre attendu, place aux présentations.

On traite rarement de l’amour dans le discours public, comme si c’était un sujet mineur, peu élevé, voire infantile. À votre avis, pourquoi?

On ne parle jamais d’amour parce que ça revient à parler d’intimité et donc d’expériences qu’on imagine anecdotiques, parce que personnelles. À la rigueur, il est du domaine de la psychologie. Il est très rare en revanche qu’on conçoive l’amour comme une technologie politique du pouvoir: un ensemble de rituels politiquement chorégraphiés, une institution inventée au centre des constructions sociales et culturelles. J’étais donc très content quand on m’a invité à venir parler d’amour à Bruxelles: il est temps qu’on commence à aborder ce sujet autrement.

Vous utilisez d’ailleurs régulièrement le terme « amour » pour définir d’autres types de relations. Parmi elles, il y a l’amour qu’on porte à une ville: Paris, Barcelone et Athènes dans votre cas. Mais comment tombe-t-on amoureux d’une ville?

Je ne crois pas être le seul à être amoureux d’une ville ou d’une institution (Paul B. Preciado a été commissaire d’exposition au Musée d’art contemporain de Barcelone, NDLR). J’y ai été tellement impliqué que je me suis parfois rendu compte que j’entretenais un rapport amoureux avec ces lieux. Et c’est ça pour moi, l’amour: une mobilisation totale du désir, qui vous transforme. C’est entrer dans une relation qui mobilise votre désir à tel point qu’il vous révèle ce que vous ne saviez pas sur vous. En cela, le coup de foudre est cet événement qui vous plonge dans l’inconnu, dans l’étrange. Le propre du désir, de la sexualité et de l’amour, c’est d’être traversé par quelque chose qui vous dépasse et vous emmène ailleurs.

Pour moi, les villes contemporaines sont presque comme des organismes -en perpétuel changement. Elles vibrent de qualités très spécifiques, comme les langues. J’ai ainsi expérimenté des relations avec des villes qui m’ont totalement transformé. Elles m’ont fasciné, de la même manière que j’ai pu l’être par des personnes dont j’ai été amoureux.

Parmi les formes d’amour puissant que vous reconnaissez personnellement, il y a aussi celui pour une oeuvre. Qui sont vos grands amours, dans cette catégorie particulière?

Mon premier grand amour, ça a été Goya. Enfant, on m’a emmené au musée du Prado de Madrid et quand j’ai vu ses peintures, j’ai eu l’impression que ma poitrine allait exploser. J’étais enivré par les couleurs, une force qui allait au-delà de ce que le tableau pouvait contenir. La philosophie a un certain mépris pour l’objet, auquel elle préfère le concept. Mais j’ai toujours été attiré par lui, j’ai toujours eu besoin de cette proximité avec la matière. Aujourd’hui, Miriam Cahn, qui est une peintre suisse, me fait le même effet que Goya. Elle produit une oeuvre qui me bouleverse et me pousse à réfléchir, à écrire… Je suis amoureux de ses tableaux.

L’un des vos amours semble éternel: c’est celui pour les mots, particulièrement ceux qui apportent le changement. Vous écrivez d’ailleurs dans Un appartement sur Uranus qu' »il est urgent d’inventer une nouvelle grammaire permettant d’imaginer une autre organisation sociale des formes de vie ». Pensez-vous que la langue puisse contribuer à réinventer le monde?

Absolument. La technologie fondamentale la plus transformatrice, c’est le langage. La question aujourd’hui, c’est de savoir comment il va lui-même pouvoir se transformer. Le langage se développe actuellement de plus en plus vers l’abstraction, qui contribue par sa servitude à l’économie capitaliste à soumettre le vivant. Il faut donc réanimer notre grammaire, la reconnecter à la vie. Car le langage nécropolitique, celui qui sert à asseoir la violence et la domination, ne pourra pas servir à réinventer le monde.

C’est en filigrane tout au long de votre travail: vous aimez en réalité autant les humains et leurs oeuvres que la Terre et les autres vivants qu’elle porte. Un livre au sujet de l’écologie est-il dans vos projets?

Tout à fait, si ce n’est que j’aborde la question de l’écologie comme une thématique du corps -celui de la planète. J’ai longtemps été en résistance par rapport au langage de l’écologie: il me semblait qu’il avait une rhétorique très naturalisante, archaïque même. Je suis parti totalement à l’opposé de cette pensée, du côté des travaux de Donna Haraway (l’une des pionnières du cyberféminisme, NDLR). J’ai adopté le langage de la technologie politique pour parler de la planète, très loin du romanticisme de l’écoféminisme -même s’il a été très important et que j’ai beaucoup côtoyé ses groupes dans les années 90. Aujourd’hui, c’est dans une politique générale des corps que je conçois l’écologie.

Je travaille également sur deux autres projets. D’abord, un récit du féminisme au travers d’une valise de textes qui voyagent avec moi. J’aimerais en faire un livre qui comprendrait une centaine d’auteurs qui m’ont constitué, pour que mes amis arrêtent de me demander 40 fois par jour quels livres transféministes ils devraient lire! Parallèlement, je travaille sur une histoire philosophique du corps contemporain, déclinée en quatre volumes -comme Foucault et son Histoire de la sexualité. Le premier volume, qui traitera de l’utérus, devrait sortir… d’ici neuf mois.

Paul B. Preciado, interview et lecture le 21/09 au Beursschouwburg à Bruxelles dans le cadre de la programmation multidisciplinaire « We love you ». En partenariat avec Passa Porta.

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